Il y a un siècle, naissait la revue Japon et Extrême-Orient. Nous voulions rendre hommage à son travail de pionnier.
Avec ce nouveau numéro, Zoom Japon entre dans sa quatorzième année d’existence. Tout au long de ces années, nous avons essayé de vous apporter une information variée sur le Japon dans le but de favoriser la compréhension de ce pays pour lequel l’intérêt n’a cessé de croître en France, et plus généralement en Europe, sans pour autant tomber dans la nippophilie béate. Nous ne sommes plus les seuls sur le marché. Japon Infos ou encore Tempura répondent, à leur manière, à la même envie d’informer sur le pays du Soleil-Levant quand d’autres publications comme Animeland ou Atom explorent la culture populaire japonaise si présente dans notre quotidien. Chacun a donc trouvé son public et celui-ci a désormais accès à de multiples sources d’information surtout si l’on ajoute les blogs et les webzines qui offrent des contenus plus ou moins ciblés et spécialisés.
Désormais, les Français curieux du Japon et de sa culture ont l’embarras du choix, ce qui tranche avec ce qui se passait il y a tout juste 100 ans quand est paru le premier numéro de Japon et Extrême-Orient, une revue mensuelle d’informations politiques, économiques, artistiques et littéraires. Il s’agit en quelque sorte de l’ancêtre de Zoom Japon, mais aussi de la première véritable tentative ambitieuse de créer un support destiné à promouvoir “à un rapprochement franco-japonais” comme l’indiquait son équipe éditoriale dans un texte introductif intitulé “Notre programme” qui traduisait toute l’ambition de cette entreprise. Les auteurs estimaient que “les circonstances sont donc favorables à un rapprochement des deux pays, fondé sur un effort sincère pour mieux se connaître et mieux se comprendre. C’est à quoi cette revue voudrait contribuer pour sa part, en apportant au public français, non pas des impressions ou des dissertations, mais des textes, des documents et des faits, en un mot des éléments d’information et d’appréciation aussi nombreux et aussi précis que possible sur un pays vers lequel il porte une sympathie spontanée, mais insuffisamment avertie”.
L’universitaire Christophe Marquet, qui a notamment été commissaire de l’exposition Hiroshige et l’éventail, voyage dans le Japon du XIXe siècle qui s’est déroulée jusqu’à la fin mai au musée Guimet et auteur d’un article très documenté sur Japon et Extrême-Orient paru, en 2014, dans Ebisu, confirme que “la publication d’une telle revue, à un rythme mensuel, était un pari très ambitieux, qui montre aussi que le Japon devint après la Première Guerre mondiale l’objet d’une attention nouvelle en France”. Pourtant, l’idée de ce “premier périodique en langue française exclusivement consacré au Japon à être édité sur le territoire métropolitain” ne revient pas à un Français, mais à Serge Elisséev, jeune et brillant japonologue qui s’était installé en France en février 1921 avec sa famille, fuyant la Russie bolchevique. Christophe Marquet rappelle qu’au cours de trois séjours au Japon entre 1908 et 1917, “il avait étudié la littérature, la linguistique et l’art japonais à l’université impériale de Tôkyô. Il avait aussi fréquenté dans les mêmes années le milieu des écrivains et du théâtre de la capitale japonaise, ce qui faisait de lui à cette époque à Paris l’un des meilleurs connaisseurs du Japon et de sa culture.”
En compagnie notamment de Claude Maitre, ancien directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient, qui fut l’un des pères de la japonologie française au début du XXe siècle, Serge Elisséev répondit à une idée de l’ambassade du Japon, où il travaillait comme interprète, de créer une revue culturelle sur le Japon. Néanmoins, il ne s’agissait pas d’être la voix du Japon, c’est-à-dire d’être un outil de propagande. Le financement de la revue dépendait pour beaucoup de Claude Maitre et des recettes publicitaires apportées par quelques annonceurs comme le bureau parisien de Mitsubishi, “fournisseurs de l’Armée, de la Marine et des Chemins de fer du Japon”, ou des soieries du Japon Z.
Horikoshi & Co. “L’objectif est de traiter très largement de la politique, de la vie économique, des sciences, de l’histoire, de l’art ou de la littérature, et d’éclairer sur la “pensée japonaise” en donnant le plus possible la parole aux Japonais eux-mêmes et en présentant des traductions et des analyses de documents”, note Christophe Marquet. Dans un article publié dans le numéro double de novembre-décembre 1924, Charles Haguenauer, qui deviendra deux ans plus tard le premier pensionnaire et le secrétaire français de la Maison franco-japonaise, rappelait qu’“il ne faut plus que le Japon ne nous soit connu qu’à travers quelques récits d’une inqualifiable fausseté (Le Japon, pays de geisha) ou au travers de quelques romans qui dénotent un manque de sympathie évident (Kimono). Il faut que disparaisse aussi de la cervelle des Européens cette légende du Japonais chevalier noble à l’excès insensible et épris, en dépit de toutes les tendances du cœur humain, de grandeur tragique et de sacrifice ultra-cornélien ; de même que doit disparaître la légende de l’Asiatique éternellement retors, fourbe et rusé”.
La tâche apparaît a posteriori sisyphéenne, car, quelques années plus tard, lorsque le Japon aura choisi le mauvais camp, celui de l’Allemagne nazie, et plusieurs décennies après, quand il deviendra une menace pour les économies occidentales, tous ces clichés referont surface et alimenteront des articles et des prises de position qui mettront en évidence nos pires préjugés sur le pays. Voilà pourquoi une bonne partie du contenu de Japon et Extrême-Orient portait sur “les grandes questions d’actualité et de société : le statut des femmes, la politique extérieure du
Japon, le projet de loi pour le suffrage universel, les syndicats et les groupements militants, la vie politique ou encore les dégâts et la reconstruction de Tôkyô et de Yokohama après le grand séisme du 1er septembre 1923. Elle accorde de l’importance à l’actualité géopolitique et diplomatique, comme dans le premier numéro qui comporte deux textes sur les rapports entre le Japon et deux grandes puissances, Russie et Etats-Unis”, confirme Christophe Marquet.
A la différence de France-Japon (voir pp. 6-8), la revue que lancera, dix ans plus tard, le responsable parisien de la société du chemin de fer de la Mandchourie du Sud (Mantetsu), la volonté des promoteurs de la revue est de faire preuve d’objectivité et d’ouverture sur le pays. Dans son numéro 9 (septembre 1924), par exemple, elle relatait le projet de création d’un “parti prolétaire” proposé le même mois par Sakai Toshihiko dans la revue du Parti communiste, Marukusu shugi. Le Japon n’avait pas encore plongé dans le militarisme des années 1930, ce qui explique la diversité des thèmes abordés par Japon et Extrême-Orient comparée au contenu du mensuel lancé par la Mantetsu, entreprise au service de l’expansionnisme japonais.
Cependant, il est un domaine dans lequel les deux publications se retrouvent : la littérature japonaise et la nécessité de la promouvoir. Dans leur “programme” exposé dans le premier numéro, Claude Maitre et Serge Elisséev expliquaient que l’un de leurs objectifs était de “mieux faire connaître la littérature japonaise classique et contemporaine” sur laquelle on ne disposait alors en France que d’“informations fort superficielles et de seconde main”. “De fait, en langue française, il n’existait alors que l’Anthologie de la littérature japonaise des origines au XXe siècle de Michel Revon, parue en 1910”, indique Christophe Marquet. Dès le numéro un, la présence de la traduction d’une nouvelle de Shiga Naoya, Le Crime du jongleur (Han no hanzai), parue au Japon en 1922, soulignait l’ambition littéraire du mensuel qui, tout au long de son existence, permit à ses lecteurs de se familiariser avec les grandes plumes nippones de l’époque, comme Natsume Sôseki, Tanizaki Jun’ichirô ou encore Akutagawa Ryûnosuke, qui connaîtront par la suite une renommée internationale.
“On est frappé par la justesse dans le choix des textes, qu’il s’agisse d’écrivains déjà classiques et récemment disparus, comme Natsume Sôseki (mort en 1916) ou Mori Ôgai (mort en 1922), de grands auteurs déjà largement établis, comme
Nagai Kafû (voir Zoom Japon n°100, mai 2020) ou Hasegawa Nyozekan, ou d’auteurs de la génération montante, comme Shiga Naoya, Tanizaki
Junichirô, Satomi Ton, Kikuchi Kan ou encore Akutagawa”, relève à juste titre le chercheur français. C’est sous l’impulsion de Serge Elisséev que cet ambitieux travail de présentation de la littérature japonaise du moment fut mené.
Toutefois, cette ambition se heurta à la cruelle réalité du financement à laquelle Zoom Japon est aussi confrontée. La maladie de Claude Maitre, à partir du printemps 1924, et les publicitaires considérant que “son orientation était trop littéraire et pas assez tournée vers l’économie” condamnèrent Japon et Extrême-Orient à mettre la clé sous la porte après seulement un an d’existence.
Près d’un siècle après sa création, il nous a semblé important de rendre hommage à ceux qui ont ouvert la voie. En ce sens, et en toute modestie, Zoom Japon s’attèle, depuis son lancement en juin 2010, à défricher, à explorer divers aspects du Japon, en réussissant à mettre en évidence des faits et des personnalités encore inconnus en France. Ce qui nous motive, ce n’est pas la quête de l’inédit, mais bien le même désir qui animait les fondateurs de Japon et Extrême-Orient. Vous offrir les moyens de mieux saisir “les vertus de cette civilisation lointaine” comme ils l’avaient écrit dans leur texte programmatique.
Odaira Namihei