
Depuis deux ans et demi, 3 000 hommes travaillent dans des conditions éprouvantes. Certains ont accepté de témoigner. Ne me prenez pas en photo. Je répondrai à vos questions, mais seulement à condition que vous ne divulguiez pas mon identité”. Le quadragénaire qui commence à parler se fait appeler Tôden George en référence à la société Tepco (Tôden en japonais), l’opérateur de la centrale de Fukushima Dai-ichi. Il a travaillé 3 mois dans la radio-protection des ouvriers d’ATOX, un sous-traitant de Tepco. Les “liquidateurs”, comme on appelle couramment les ouvriers de la centrale accidentée, se montrent souvent méfiants à l’égard des médias, par peur d’être démasqués et de perdre leur travail. George a accepté d’être interviewé parce que leurs conditions de travail le révoltent profondément, et qu’il a décidé de les dénoncer coûte que coûte. “Au total, je suis irradié de 10 millisieverts. La dose limite annuelle pour tout ouvrier travaillant dans le nucléaire au Japon est 50 millisieverts”, soupire-t-il, l’air fatigué. Lorsqu’il travaillait à Fukushima, George partait de l’auberge dans laquelle l’employeur logeait ses ouvriers et montait dans une navette qui l’emmenait jusqu’au J-Village, un ancien stade transformé en centre d'accueil des ouvriers de Dai-ichi, à 20 km de la centrale. Avant d’entrer dans la zone d’exclusion, tous les ouvriers doivent passer par le J-Village pour enfiler une première combinaison de protection. Puis ils montent dans une nouvelle navette qui les amène à la centrale. Le véhicule parcourt un terrain encore jonché de débris, trop radioactifs pour être déblayés. “Le temps de transport n’est pas compté dans le temps de travail, bien que vous soyez exposé aux radiations. La dose n’est même pas relevée”, raconte-t-il en grimaçant. “Il faut pourtant compter au moins 5 heures en tout pour le trajet aller-retour, le temps de mettre les combinaisons de protection, le débriefing avant d’aller sur le chantier et les tests quotidiens de contamination”. Le calcul du temps de travail des liquidateurs est biaisé d’avance. Officiellement, George a travaillé 17 jours par mois, mais en réalité cela fait 22 jours, voire plus. Quant au salaire, il dépend du niveau de sous-traitance auquel l’ouvrier travaille. George, qui était employé au troisième niveau de la sous-traitance, n’était payé que 170 000 yens [1 324 euros] net par mois. Les combinaisons de protection, le carnet où sont relevées les doses d’irradiation et les examens médicaux étaient soustraits de sa paie. “Les entreprises sous-traitantes ont couramment recours à ce genre de pratiques qui leur permettent d’empocher l’argent”, dit-il tremblant, son carnet de relevé à la main. “Au bout d’un certain temps, ils ne prennent plus en charge les frais d’hébergement et des repas”. George, comme les autres liquidateurs que j’ai rencontrés par la suite, n’était même pas inscrit à l’assurance maladie publique, et n’avait accès à la mutuelle de son employeur qu’au bout de trois mois. En dehors des accidents de travail, les entreprises ne prennent rien en charge. Quand on lui demande ce qui l’a fait le plus souffrir en travaillant à Fukushima, George répond d’un seul mot : “l’isolement”. En cas d’incident sur le site, les ouvriers de Dai-chi sont généralement les derniers à l’apprendre. La seule source d’information sur le site sont les écrans du bâtiment parasismique, où sont diffusées des vidéos de communication de Tepco. Les liquidateurs peuvent regarder la télévision une fois à l’auberge, où ils doivent partager leurs chambres à plusieurs. “Vous travaillez, déjeunez, retravaillez, rentrez, dormez en permanence avec les mêmes personnes”, poursuit-il. Bien que coupés du reste de la société, le manque d’intimité est une des choses les plus insupportables pour ces ouvriers. Entre deux contrats d’intérimaire, George retourne...
