
Pour ses 80 ans, le romancier, poète, essayiste et traducteur livre son regard sur huit décennies d’histoire de son pays.
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Ensuite, vous avez régulièrement publié des nouvelles, des romans, des récits de voyage, des poèmes et des essais. Comment choisissez-vous d’écrire une fiction ou un essai ?
I. N. : Selon le sujet que je veux traiter, la forme s’impose d’elle-même. Quel que soit le récipient avec lequel on la puise, l’eau reste la même; quel que soit le support, ce sont mes idées et mes réflexions que j’écris.
Vous avez énormément voyagé dans et hors du Japon.
I. N. : Le voyage et les déménagements (environ tous les 5 ans) sont vraiment ma façon de vivre. J’ai toujours tendance, dans ma vie comme dans l’écriture, à vouloir sortir du cadre dans lequel je me trouve. C’est une des raisons pour laquelle j’ai quitté Tôkyô. En vivant dans la capitale, j’avais le sentiment de ne pas voir le Japon. Depuis la Tour Eiffel, on ne voit pas la tour… Ma méthode de réflexion et d’écriture est toujours de tenter d’élargir le cadre dans lequel le sujet, la question, le problème se présentent, de dévier le regard du point à aborder, le Aufhebung d’Hegel ou Marx, pour tenter de “dépasser” une contradiction. Et puis, quand j’ai compris la façon d’agir de l’Etat : des mesures sans recul ni vision à longue échéance, tenant surtout compte des intérêts immédiats de ceux qui se trouvent au centre, j’ai assez vite décidé de prendre mes distances avec ce pays. Il y a bien sûr beaucoup de gens qui trouvent confortable de s’aligner avec le groupe, mais moi je me sentais à l’étroit, oppressé. C’est pourquoi j’ai commencé à voyager et j’ai découvert que je me sentais bien hors du Japon. Depuis, j’ai toujours maintenu cette sorte de pas de côté. En fait, j’ai passé presque la moitié de ma vie à Tôkyô et ses environs, mais au retour de l’étranger, je suis allé m’installer à Okinawa où je suis resté 10 ans, puis 5 ans à Fontainebleau, 10 ans à Hokkaidô et depuis 2 ans, je suis à Azumino, dans la région du Shinshû.
Ces derniers temps, il semble que la jeunesse japonaise est moins désireuse de partir voir le monde.
I. N. : Je trouve cela vraiment dommage.
Parlons maintenant du Japon et du monde d’aujourd’hui. L’avenir est devenu vraiment incertain. Dans le monde entier, les gens sont inquiets, les sociétés ébranlées. Une question que nous ne pouvons éviter de nous poser actuellement est, pour reprendre une de vos expressions, “que venons-nous de finir et que venons-nous d’entamer ?” Le Japon rencontre lui aussi un grand nombre de problèmes. Sa puissance économique ne cesse de décliner. La natalité baisse et la population diminue à toute vitesse. Alors que le nombre d’habitants à Tôkyô augmente, les régions sont en plein déclin. Parmi tous ces maux du Japon, qu’est-ce qui vous semble le plus préoccupant ?
I. N. : La politique. Et le manque d’intérêt général des Japonais pour elle. C’est là que se trouve la racine des problèmes il me semble. La politique concerne la vie quotidienne de tout le monde. L’économie par exemple. Quand elle ne fonctionne pas bien, s’agit-il d’un problème global de production ? Ou plutôt de répartition ? Les politiciens ne s’intéressent qu’à la production. Mais pour moi qui suis un socialiste, la question de la répartition des richesses est plus importante et elle est extrêmement inégale. Contrairement à ce que dit le gouvernement, les inégalités sociales et la pauvreté sont évidentes. Pas seulement au Japon, bien sûr, mais ici, les politiciens ne visent pas une répartition équitable, ils veulent seulement mettre en avant les entreprises qui marchent bien et gagnent beaucoup d’argent. Par exemple, à Azumino où je viens de m’installer, je suis impressionné de voir que l’industrie fonctionne plutôt bien (voir Zoom Japon n°69, mai 2017). Même si elle est moins florissante qu’autrefois la production reste importante. Mais entre grandes et petites entreprises, ou entre employés réguliers et temporaires, le fossé reste profond. Tant les entreprises que les individus, quand ils perdent leur position, ils ne savent pas jusqu’où peut aller leur chute. Peut-être jusqu’à ne même plus pouvoir se nourrir ? Dans le Japon d’aujourd’hui ce genre de crainte existe.
Le taux de pauvreté augmente effectivement.
I. N. : Cela touche surtout les personnes socialement vulnérables, les enfants et les femmes en particulier (voir Zoom Japon n°89, mai 2019). L’assistance aux personnes en situation de faiblesse n’est pas suffisante. Même s’il y a des différences selon les régions, c’est un problème qui touche l’ensemble du Japon. On peut dire qu’il y a une dégradation générale de la situation. Le pays semble s’être remis du choc créé par l’éclatement de la bulle économique des années 1980, mais il n’a pas su tirer de leçons de cette expérience pour reconstruire une société plus équilibrée. Le Japon a oublié cette expérience et s’est remis à poursuivre les mêmes rêves absurdes. Alors, quelle société viser ? Une société dans laquelle tout le monde peut bénéficier de ce que la Constitution garantit comme : “le droit de mener une vie avec un niveau minimum de santé et de culture”, c’est recevoir une rémunération décente quand on travaille et pouvoir vivre sans peine. Mais ça ne se passe pas ainsi. Le système de protection sociale ne fonctionne pas bien non plus.
Pendant longtemps, 90 % des Japonais ont considéré appartenir à la classe moyenne. Cette idée a fonctionné comme une référence identitaire des Japonais d’après-guerre mais ce n’est plus le cas.
I. N. : Effectivement, autrefois tout le monde croyait en l’idée que le Japon était un “bon pays”, sans différence de classe ni racisme. Mais les gens ont fini par se rendre compte que les deux existent ici aussi, bien évidemment, qu’il n’y a pas de raison qu’ils n’existent pas. Et que le sexisme est encore profond. Autrefois, quand on évoquait le racisme, on avait seulement en tête la discrimination envers les noirs en Amérique, mais, en réalité, il y a toutes sortes de racismes au Japon aussi. Aujourd’hui encore, il y a une tendance à ne pas vouloir le voir. Par exemple à Ôsaka, existait un excellent musée des droits de l’homme. Un très beau lieu qui faisait réfléchir à la discrimination envers les Coréens (voir Zoom Japon n°47, février 2015), Aïnous (voir Zoom Japon n°78, mars 2018), Burakumin et Okinawaïens, dont la ville pouvait être fière. Mais Hashimoto Tôru, gouverneur de la préfecture puis maire d’Ôsaka, l’a forcé à fermer. C’est une volonté politique de rendre les discriminations invisibles. On le vérifie aussi dans le comportement de la gouverneuse de Tôkyô, Koike Yuriko, par exemple : lors de la commémoration des victimes coréennes d’un lynchage par des Japonais, en 1923, lors du grand tremblement de terre du Kantô (voir Zoom Japon n°133, septembre 2023), alors qu’une rumeur sans fondement selon laquelle les Coréens se seraient livrés à des pillages ou auraient allumé des incendies s’est répandue, Mme Koike n’a pas envoyé de message. Parce qu’elle veut ignorer le fait historique qu’a été ce massacre de Coréens.
A propos des raisons de l’écart entre le peuple japonais et le monde politique, vous soulignez le fait que beaucoup de parlementaires font de la politique de père en fils et qu’ils n’ont jamais mené la vie des Japonais moyens qu’ils sont pourtant censés représenter. Ils parlent de démocratie représentative mais ne représentent personne.
I. N. : Les parlementaires de deuxième ou troisième génération ont le sentiment [si on utilise une métaphore du baseball] d’avoir réussi un coup sûr et pu ainsi atteindre la troisième base, mais, en réalité, ils sont nés sur cette troisième base. Les partis politiques n’existent pas vraiment, ils ont disparu il y a très longtemps, il existe seulement un nombre important de mini-partis qu’on appelle factions à l’intérieur du Parti Libéral-démocrate (PLD). Ils se disputent sur des détails mais au fond ils s’entendent d’une manière ou d’une autre.
Les factions existent sans être soumises au vote du peuple. Pourquoi ce système s’est-il installé ?
I. N. : Parce que c’était la paix. On peut le comprendre en comparant le Japon avec les pays voisins. En Corée du Sud par exemple, la politique est mouvementée. La présence de la Corée du Nord fait que dès qu’il est question de faire des choix face à elle, les débats se font bouillonnants. De même à Taïwan (voir Zoom Japon n°143 et n°144, septembre et octobre 2023). Il y a deux partis qui se succèdent souvent au gouvernement. Parce que leur position quant à la distance à instaurer avec la Chine est différente. Dans ces pays on ne peut donc que s’intéresser à la politique. Les gens vont voter. Au Japon, il n’y a pas ce genre de questions “existentielles”, ou plutôt, on fait en sorte de ne pas les voir. Les Japonais sont comme dans un bain tiède : il est difficile d’en sortir car si on en sort, on a froid. C’est pourquoi on a tendance à laisser les politiciens s’occuper de politique dans leur coin. Dans la préfecture d’Okinawa, il y a davantage de mouvement politique. Parce que cette région a un problème “existentiel” qui est de savoir quoi faire des bases militaires :
faut-il recevoir les subventions et se taire ? Ce problème a sans cesse été tourné et retourné jusqu’à aujourd’hui. Cette année je vais avoir 80 ans. J’ai le sentiment d’avoir eu de la chance. D’abord, je n’ai pas vécu directement la guerre. La guerre terminée, l’économie s’est développée rapidement et a ensuite maintenu une certaine stabilité. Même si on parle actuellement de déclin, il reste encore relativement limité. Pour le moment il y a peu de gens qui meurent de faim. Si je compare avec l’époque qu’ont vécue mes parents, avec la guerre, la tuberculose qui était répandue, où tout le monde était pauvre, je pense que j’ai connu une époque bien plus tranquille. Mais peu à peu le Japon va sans doute s’effondrer, le pays va sûrement perdre sa puissance. Les hommes d’âge moyen continuent à s’accrocher à leurs acquis. En excluant la jeunesse et les femmes ils rejettent tout un potentiel intellectuel, un potentiel de créativité, des ressources humaines. Il est normal que la puissance du pays décline. Comme on ne donne pas sa chance à la jeunesse, il y a peu d’entrepreneurs. Il y a bien longtemps que le Japon n’a pas créé de nouveaux modèles dans le domaine des affaires par exemple. Je pense que la faute revient aux hommes mûrs. Les politiciens de père en fils sont bien le reflet de cette société.
La situation est encore aggravée par la dénatalité. D’un côté les personnes âgées font tout pour rester actives mais de l’autre le nombre de naissances ne cesse de diminuer et la société japonaise tend à devenir une société sans jeunes.
I. N. : Le faible taux de natalité et le vieillissement de la société constituent un problème arithmétique : le nombre de personnes âgées augmente chaque année, que se passera-t-il si cela dure. Le résultat était prévisible depuis longtemps. Mais les politiciens et la bureaucratie ne pensent même pas à 10 ans. Leur vision se limite à 3 mois… L’inaction du Japon ne donne envie aux femmes ni de se marier ni d’avoir des enfants; c’est une manière aussi de s’opposer à la situation.
Une sorte de rébellion silencieuse.
I. N. : Ce ne sont pas seulement les politiciens mais la société japonaise elle-même qui est comme sous l’emprise de l’idée que “si l’on peut se nourrir, avoir un certain nombre de distractions, s’il n’y a pas de vagues autour de soi, ça va comme ça”. S’il y a un problème, le gouvernement débloque un petit budget. Et la société se calme. Ainsi on continue à traiter les symptômes mais le fond des problèmes reste irrésolu. Jusqu’à ce qu’un autre symptôme apparaisse quelque part.
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