L'heure au Japon

Parution dans le n°33 (septembre 2013)

Sur une petite île de la Mer intérieure, la population s’oppose tant bien que mal  à la construction d’une centrale nucléaire. Au matin, une douce odeur huilée flotte sur le petit port de Kaminoseki. Dans leur arrière boutique, les cinq frères et sœurs Harada préparent leur fournée de tempura, des beignets de poissons. L’aîné Hiroyuki, 83 ans, verse dans la friteuse mécanique de lourds seaux de pâte préparée à son réveil vers 3 heures. Les plus jeunes, âgés de 50 à 70 ans, égouttent et retournent les tempura, les glissent dans des sachets. Quelques clients passent ; la camionnette de livraison fait le plein. Il règne autour des étals une légère frénésie qui détonne avec les alentours. Dans cette commune située à 80 km au sud-ouest de Hiroshima, à part deux cannes et trois dos voûtés croisés devant l’arrêt de bus, les rues restent en effet désertes. La vie s’égaye parfois timidement sur le perron de l’épicerie tenue par Kajimoto Tomoka, 90 ans, ou encore dans la droguerie d’Imamura Yasuto, 70 ans. “J’ai trois fils, dit celui-ci qui tend facilement un tabouret pour bavarder. Les deux plus grands sont partis, car il n’y a pas de travail ici.” Kaminoseki, dispersée sur une péninsule et trois îles dans la Mer intérieure, ne cache pas bien longtemps à l’étrangère fraîchement débarquée le fléau qui la ronge : la population vieillit, les jeunes s’exilent. “Sur les 3300 habitants, plus de la moitié ont 65 ans, résume l’employé municipal Yoshida Masaki. Il y avait 6700 personnes dans les années 1980, 12 000 dans les années 1960 !” Alors, pour tenter d’enrayer cette hémorragie, la ville a fait le choix, dès 1982, d’accueillir sur ses terres une centrale nucléaire. Sur la baie sauvage de Tanoura, à l’autre extrémité de l’île où se trouve la mairie, le terrain commençait à être aplani quand la catastrophe de Fukushima Dai-ichi a eu lieu. Le chantier a été immédiatement suspendu. Mais il n’a jamais été abandonné. Il est revenu au cœur des conversations avec l’arrivée au pouvoir d’Abe Shinzô, originaire de la région et partisan d’une relance nucléaire dès l’annonce des nouvelles normes de sécurité attendues en ce mois de juillet. La centrale de Kaminoseki, seul nouveau site nucléaire en projet au Japon, verra-t-elle le jour ? La mairie, en tout cas, soutient toujours le dossier comme la pertinence de son choix. “Nous avons besoin chaque année de 3,5 milliards de yens, quand les taxes ne rapportent que 200 millions, détaille Yoshida Masaki. Or nous n’avons pas assez de terrain ni assez d’eau pour attirer les entreprises. Nous sommes également loin des grands axes routiers.” Dans ce contexte, avec sa promesse de 1500 emplois créés, voire 3000 lors de la construction, la centrale fait figure de miracle. Il y a certes la situation à la centrale de Fukushima Dai-ichi. Mais, présentée comme le gage d’une plus grande sécurité des futurs réacteurs, elle ne semble même plus un obstacle. “L’humanité a évolué, ça devrait aller, assure le fonctionnaire municipal, père de trois enfants et résident sur l’île depuis cinquante ans. Nous voulons avant tout que nos enfants trouvent du travail. Le rôle de la mairie, c’est d’encourager les industriels à venir.” Il y a surtoutes les sommes colossales, déjà versées par la compagnie d’électricité du Chûgoku comme par l’Etat. Près de 12 milliards de yens utilisés pour rénover les infrastructures publiques, construire une école ou une luxueuse station thermale. Kaminoseki devrait encore en recevoir presqu’autant une fois le chantier terminé. Comment dès lors pourrait-elle revenir sur ses engagements ? Les habitants, eux, restent dubitatifs. “Avant Fukushima, on était pour ; maintenant tout le monde réfléchit”, reconnaît Harada Toshiko, 72 ans, dans les vapeurs de friture. “C’est sûr, on aimerait bien une autre source de revenus...

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