
Comment en êtes-vous venu à vous pencher sur cette question ? Y. M. : Quand j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, je ne pensais pas qu’il s’agissait d’une question de pauvreté, mais plutôt d’une forme de discrimination. C’est seulement en 2006 que j’ai mis le mot de “pauvreté” sur ce problème. Cela correspondait à la fin du gouvernement de Koizumi Jun’ichirô qui a mené pendant 5 ans de nombreuses réformes néolibérales, notamment en flexibilisant le modèle social nippon. A l’époque, lorsque j’évoquais cette question, on me rétorquait souvent que cela relevait de cas individuels et que ceux-ci étaient rares. Peu importe le nombre de cas soulevés, on m’expliquait qu’il s’agissait de cas isolés. En 2009, cela a changé quand le gouvernement a publié pour la première fois le taux de pauvreté. Il s’établissait alors à 16 %, ce qui faisait du Japon le quatrième pire pays de l’OCDE dans ce domaine juste derrière la Turquie, le Mexique et les Etats-Unis! Les choses ont alors changé puisque la société ne pouvait plus nier ce phénomène puisqu’il y avait désormais des chiffres officiels. On a aussi découvert que la pauvreté touchait beaucoup les femmes, les personnes âgées et les enfants. On a compris qu’il y avait des catégories de personnes pauvres et qu’il ne s’agissait pas, comme on l’avait dit, de cas isolés. La prise de conscience ne veut pas dire pour autant que la situation se soit améliorée. Il y a tout de même eu des lois et des mesures pour tenter de la corriger, mais sans grand succès. Comment expliquez-vous que les Japonais aient tendance à nier cette réalité ? Y. M. : Une des raisons qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est qu’il est très pénible de reconnaître qu’il existe des problèmes dans la société. Il y a toujours cette tendance à vouloir croire que tout va bien. Et lorsqu’il y a des cas qui pourraient nous montrer que les choses ne vont pas si bien que ça, il est plus simple et facile de se dire que c’est ce que les personnes souhaitent. Lorsqu’on voit une personne sans abri, tout le monde se demande ce qui a pu lui arriver, pourquoi il dort dans la rue, s’il faut aller lui parler. Tout un tas de questions assaillent les gens et cela les met dans une position inconfortable. Et donc l’une des solutions consiste à se dire que c’est son problème. Ça devient plus simple d’expliquer les choses comme ça. On se dédouane de cette manière. Dans mon livre, j’évoque justement la question de la “responsabilité individuelle” (jiko sekinin). Normalement, ce terme veut dire le fait d'être responsable de ses actes, je pense que c'est tout à fait important d'essayer d'être responsable de ses actes. Mais dans le contexte actuel du Japon, il me semble que l'on utilise cette notion plutôt comme une excuse pour ne pas aider l'autre : si l'autre est dans la pauvreté, c’est de sa faute, ce n’est pas de la mienne. Ce n’est pas ma responsabilité, c’est la responsabilité de l'autre, c'est ce que j'appelle "tako sekinin" (en référence à l’expression jiko sekinin). Pour moi, c’est l’expression d’une irresponsabilité sociétale ou collective si vous préférez. Le cas des “freeters” est intéressant puisque le terme, apparu au milieu des années 1980 désignait des jeunes refusant des contrats de travail classiques, fait ...
