
Les librairies de location (kashihonya) ont joué un rôle clé dans le développement du manga au Japon. A la fin des mangas de prêt, il y avait une fiche sur laquelle était notée le numéro du client, la date de location et le tampon de rendu. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Il fut un temps où les gens appréciaient les biens matériels. Aujourd’hui, nous pouvons acheter des livres électroniques et télécharger des fichiers numériques de films et de chansons sur Internet, mais il n’y a pas si longtemps, se rendre dans un magasin de location de vidéos faisait partie de notre quotidien.Le Japon abrite également une culture florissante pour ce qui est de la location de livres et de mangas. De nos jours, tout le monde peut se permettre d’acheter un livre, mais jusqu’à la première période d’après-guerre, le prix des livres était prohibitif, ce qui les mettait hors de portée de la plupart des gens. Pourtant, le Japon possédait une culture de la lecture très développée et, pour satisfaire cette soif de livres, des librairies de prêt ont vu le jour un peu partout à travers l’Archipel, du centre des villes jusqu’aux petits villages de montagne et aux hameaux de pêcheurs.Ce système est apparu pendant l’ère Edo (1603-1868), lorsque le papier et l’impression étaient encore réalisés à la main et que le nombre d’exemplaires en circulation était limité, ce qui en faisait un produit de luxe que seuls les aristocrates et les riches pouvaient se payer. Cependant, durant cette période, le taux d’alphabétisation a rapidement augmenté parmi les gens du peuple et, selon les estimations, 40 à 50 % des hommes et 15 % des femmes savaient lire et écrire. En outre, les progrès technologiques permettaient d’imprimer jusqu’à 1 000 exemplaires d’une même œuvre.Bien entendu, le processus d’impression était encore manuel, ce qui maintenait le prix des livres à un niveau très élevé. Pour remédier à ce problème, des entreprises de prêt ont commencé à acheter des livres produits par des grossistes locaux et à les louer aux gens du peuple à bas prix. Durant l’ère Edo, ces personnes n’avaient pas de magasin mais portaient leurs livres sur leurs épaules et faisaient le tour de leurs clients. Les plus talentueux étaient ceux qui apprenaient à connaître les goûts de chaque client et leur proposaient des livres qui leur correspondaient.Ils traitaient une grande variété de genres, des livres académiques (ouvrages bouddhistes et confucéens, livres d’histoire, archives militaires, biographies, livres médicaux) aux ouvrages de divertissement tels que les poèmes haïku, les histoires comiques, les pièces de théâtre et les romans d’auteurs populaires comme Ihara Saikaku et Chikamatsu Monzaemon, et même les livres pour enfants appelés akahon. On dit qu’à la fin de la période Edo, il y avait entre 700 et 800 loueurs de livres dans tout le pays. Ils desservaient généralement quelques centaines de foyers et touchaient donc environ 100 000 lecteurs ou plus. Le secteur a continué à se développer même au XXe siècle, lorsque les lecteurs ont afflué dans les kashihonya (librairies de location) pour se procurer les derniers romans de l’auteur de romans policiers Edogawa Ranpo et les mangas et livres pour enfants de plus en plus populaires. Takano Shinzô, ancien rédacteur en chef du magazine de bande dessinée d’avant-garde Garo (voir Zoom Japon n°43, septembre 2014) et membre fondateur du groupe d’étude sur l’histoire du manga dans les kashihonya, rappelle que les librairies de location se procuraient leur marchandise en l’achetant directement aux éditeurs ou à d’autres librairies qui voulaient se débarrasser de leur stock excédentaire. “Les librairies ordinaires vendaient des exemplaires de nouveaux livres invendus à des grossistes, et les propriétaires de librairies de prêt s’approvisionnaient auprès d’eux. A Tôkyô, il y avait de nombreux grossistes sous la voie ferrée à Ueno et Kanda, près de l’actuel quartier des livres d’occasion de Jimbôchô (voir Zoom Japon n°18, mars 2012). Après la guerre, on pouvait trouver des centaines, voire des milliers de bandes dessinées entassées dans ces minuscules boutiques, souvent inférieures à 15 mètres carrés”, explique-t-il. Au Japon, les livres nouvellement publiés sont vendus partout à un prix fixe puisque les ventes au rabais sont interdites par la loi. Cependant, les kashihonya pouvaient difficilement faire des bénéfices en achetant uniquement des livres neufs. Afin de contourner les règles, elles ont imaginé le système du zokkibon. “Les livres zokki étaient des livres neufs vendus à un prix extrêmement bas sur le marché des livres d’occasion. Comme le système réglementé de vente de livres ne s’applique pas aux livres d’occasion, les livres tout neufs étaient “vieillis” en traçant une ligne rouge sur le bord du livre ou en apposant un tampon sur la couverture. De cette façon, les librairies pouvaient les vendre au prix qu’elles souhaitaient”, rappelle Takano Shinzô.Le réseau des kashihonya a finalement connu une envolée après la guerre, alors que beaucoup de gens étaient occupés à essayer de survivre parmi les ruines, et qu’acheter des livres était la dernière chose qu’ils pouvaient se permettre. En quelques années seulement, des milliers de librairies de location ont ouvert partout. C’est dans un contexte d’austérité économique et de pénurie alimentaire que les kashihon manga (bandes dessinées expressément publiées pour le marché de la location) ont fait leur apparition en 1953, s’imposant rapidement comme un produit extrêmement populaire. Lancé à l’initiative notamment de Tatsumi Yoshiharu, Kage fut créé spécialement pour les kashihonya. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon “Beaucoup des premiers dessinateurs de kashihon manga avaient commencé comme illustrateur de kamishibai”, explique le spécialiste. Le kami-shibai (littéralement “théâtre de papier”) était une forme de théâtre de rue dans lequel les conteurs se rendaient aux coins des rues avec des séries de planches illustrées qu’ils plaçaient dans un dispositif miniature ressemblant à une scène et racontaient l’histoire en changeant chaque image. “Les genres les plus populaires étaient les histoires de fantômes, les westerns, la science-fiction et les contes de piété filiale pour filles, et étaient généralement ...
