L'heure au Japon

Parution dans le n°54 (octobre 2015)

Perdue au milieu de la mer Intérieure, la petite île attire des touristes amateurs de chats. Mais les habitants font la grimace. Quand le bateau, qui relie l’île d’Aoshima à celle de Shikoku, dans l’ouest de l’archipel, s’apprête à accoster dans le petit port, les cris “Regarde, comment ils sont mignons ces chats !” rompent brutalement le silence qui a régné pendant le court trajet maritime d’une demi-heure. Un escadron de félins bruns et roux, dès qu’ils aperçoivent l’arrivée des touristes, prennent possession du brise-lames pour observer le navire qui approche. Oui, ils savent que ces citadins, qui viennent souvent d’Ôsaka ou de Tôkyô, ont à manger. Dès que le capitaine donne le feu vert pour descendre du navire, ces admirateurs de chats, en poussant des cris de joie, s’attaquent à celui qui leur semble le plus mignon, avec un appareil photo ou un jouet pour chat à la main. A côtés de ces touristes, quelques femmes locales, souvent très âgées, récupèrent les journaux et les denrées nécessaires à leur vie quotidienne. Ici, à 13 kilomètres de la rive de l’île de Shikoku, ce bateau constitue une ligne de ravitaillement indispensable à leur bien-être. D’autres femmes, assises sur un banc installé juste au fond de ce port minuscule, regardent le groupe d’une dizaine de touristes avec un visage difficile à interpréter. Y transparaissent peut-être perplexité, amertume et résignation. En tout cas pas celui d’une personne qui souhaite la bienvenue à un touriste venu visiter une île coupée un peu de tout, qui n’était même pas connectée, sauf rares exceptions, au réseau téléphonique jusqu’au début des années 1980. Par ailleurs, ce sont surtout les journalistes qui sont personæ non gratæ. Dès qu’on annonce le but de leur excursion, ces femmes partent avec froncement comme de petits oiseaux qui auraient aperçu une ombre de chat. Bref, deux mondes, méfiants l’un de l’autre, se regardent ; celui des gens de l’extérieur - touristes et journalistes tout confondus - qui viennent souvent des grandes villes pour s’amuser avec les chats, et celui des habitants d’îles, las de ces citadins qui ne respectent souvent pas les règles de la vie locale. C’est en mai 2013 qu’une équipe de journalistes de la télévision a débarqué sur cette île plongée dans la tranquillité pour faire un reportage sur ces chats, apparemment trop nombreux par rapport au nombre d’habitants. Après la diffusion de cette émission, Aoshima est devenue un sanctuaire pour les amateurs des chats au niveau international. Les informations sur l’île ont été relayées sur Internet, provoquant un afflux considérable de touristes sur cet îlot qui n’était naguère fréquenté que par la population locale. Le hic, c’est qu’à Aoshima, il n’y a aucune infrastructure pour accueillir ces visiteurs. Pas d’hôtels, ni de restaurants, rien du tout. Ne disposant pas de moyens pour profiter de l’arrivée des touristes, les habitants sont justement passés à côté de cet engouement et ne peuvent que regarder ces touristes s’amuser avec des chats. Les troubles entre des locaux et des touristes ne cessent d’augmenter. “Ils jouent avec des chats au port alors que c’est un point de ravitaillement indispensable pour nous. Franchement dit, je veux qu’ils nous laissent tranquille”, confie l’un d’entre eux. Ne maîtrisant pas du tout les outils de communication  modernes, la population locale reste impuissante face à cette surmédiatisation. Si les journalistes ne sont pas bienvenus ici, c’est que ceux qui ont visité Aoshima n’ont fait que des articles centrés sur les chats. Le quotidien local, Ehime Shimbun, a fait un reportage sur la relation délicate entre les habitants et les touristes, mais cela n’a rien amélioré. Voilà pourquoi les habitants se sont mis d’accord pour ne pas parler aux journalistes, seul moyen de résister à cet engouement médiatique qu’ils jugent injuste. Pourtant, les chats, qui se comptent par centaines, se fichent de tous ces problèmes et ne font que suivre les hommes qui leur donnent à manger. Ils sont affamés, on voit de loin leurs côtes. Nul ne connaît leur nombre exact. Seule l’équipe d’une émission télé a lancé le chiffre de 140. Mais comment savoir si cette évaluation est correcte, alors que ces chats se reproduisent sans cesse ? En tout cas, il y a une chose dont tout le monde est sûr : il y en a trop, pour une île si petite qu’on peut la traverser en cinq minutes de marche. Des habitants, dix fois moins nombreux que les animaux, ne peuvent ...

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