
Le quartier d’Asakusa au lendemain du bombardement incendiaire du 10 mars 1945. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Grâce à son documentaire Paper City, Adrian Francis permet de remettre au goût du jour cette terrible tragédie. Il était un peu plus de minuit, le 10 mars 1945, lorsque le premier des 279 bombardiers B-29 américains apparut dans le ciel de Tôkyô. Bientôt des milliers de bombes incendiaires commencèrent à s’écraser sur les toits de tuiles, provoquant de gigantesques brasiers. Prise au piège, la population, à qui les autorités avaient intimé l’ordre de rester, chercha alors à fuir les flammes. L’incendie qui a ravagé plus de 40 km carrés de la capitale a fait au moins 100 000 victimes. Tôkyô ne fut que la première ville rasée par le feu puisque les Américains multiplièrent par la suite les raids incendiaires qui laissèrent des millions de civils sans abri dans plus de 60 villes. Si le gouvernement japonais a versé de généreuses indemnisations aux anciens soldats et à leurs familles, il a en revanche oublié d’indemniser les survivants des raids aériens. Il n’a fait aucune tentative concertée pour dresser une liste des noms des personnes tuées. Il n’a pas non plus accédé à la demande de certains survivants de construire un mémorial public consacré uniquement aux raids malgré la mobilisation sans faille de toutes ces personnes depuis des décennies. C’est leur histoire que l’Australien Adrian Francis raconte dans son remarquable film intitulé Paper City (https://papercityfilm.com). Dans ce documentaire, il met en avant la détermination d’hommes et de femmes désireux de faire reconnaître non seulement la tragédie dont ils ont été les victimes, mais aussi la responsabilité de l’Etat japonais dont l’attitude et les ordres ont largement contribué à faire des bombardements de mars 1945 un drame aussi meurtrier que l’atomisation de Hiroshima et Nagasaki réunis. La reconstruction rapide de la capitale a facilité la politique d’oubli des autorités japonaises peu enclines à endosser leur part de responsabilité dans cet épisode tragique. Les grands travaux d’après-guerre ont permis d’effacer la plupart des traces. En voyant ce film, on pourrait penser que cette forme d’amnésie collective mise en place par le pouvoir est le reflet de la faiblesse du travail de mémoire sur la guerre. Affiche de Paper City (https://papercityfilm.com). Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce film ?Adrian Francis : Je ne savais rien du tout sur le bombardement du 10 mars 1945 jusqu’au jour où j’ai vu le documentaire The Fog of War (2003). Je vivais au Japon depuis plusieurs années et j’ai été estomaqué par l’ampleur de la campagne de bombardements incendiaires menés par les Américains et les 100 000 morts de Tôkyô. A l’époque, il y avait peu de documentation en anglais sur cette tragédie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui depuis que la presse s’y est intéressée ces cinq dernières années. Après avoir vu le film d’Errol Morris, j’ai interrogé des amis japonais sur ce qu’ils connaissaient de cet événement. J’ai été surpris de découvrir que la plupart d’entre eux savaient seulement que cela s’était produit, mais ils n’avaient aucune idée du nombre de victimes et des circonstances dans lesquelles cela s’était produit. A la différence d’autres villes incendiées de cette manière dans le monde, il n’y a dans la capitale japonaise aucun vestige visible – sauf à bien chercher – de cette tragédie. Hiroshima et Nagasaki ont conservé des signes visibles, mais les circonstances ont été bien différentes. C’est ce qui m’a décidé à travailler sur ce sujet. Je voulais comprendre pourquoi cet événement avait été négligé dans la mémoire de la capitale alors que, partout ailleurs, une telle catastrophe ferait partie de l’identité même de la ville. Seuls les quartiers de shitamachi, à l’est de la capitale, et les familles concernées tentent de s’en souvenir. Adrian Francis devant le seul monument érigé en mars 2015 en hommage aux victimes du 10 mars 1945. Il y figure les noms de 786 personnes qui vivaient à Takahashi 5-chome et qui ont péri ce jour-là. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Vous avez commencé à tourner en 2015 ?A. F. : En fait, à partir de 2014, mais le corps du documentaire a été filmé en 2015 et 2016. Il...
