
Pour le sociologue Jean-François Sabouret, Le Japon vu par Yamada Yôji est bien plus qu’une simple biographie. Directeur de recherche émérite au CNRS, Jean-François Sabouret est un fin connaisseur du Japon dont il a étudié la société à travers de nombreux ouvrages de référence comme L’Autre Japon, les burakumin (La Découverte, 1983), L’Empire du concours (Autrement, 1985) et plus récemment L’Occident Express (Atlande, 2021). Zoom Japon l’a interrogé sur la biographie que Claude Leblanc, le fondateur de notre magazine, vient de consacrer au cinéaste Yamada Yôji. Qu’avez-vous pensé de l’ouvrage Le Japon vu par Yamada Yôji de Claude Leblanc ?Jean-François Sabouret : Question simple, certes, mais la réponse, pour faire prendre la mesure de cet ouvrage, demande bien des explications et des commentaires. Or il faut aller ici à l’essentiel et cet essentiel, c’est le Japon, tout le Japon. Je m’explique. On connaît tous l’expression “roman” pour désigner des sagas devenues si célèbres qu’elles font désormais pleinement partie de la culture des gens étrangers aux cultures qui ont vu naître ces romans que ce soit Margaret Mitchell et son célèbre Autant en emporte le vent, que ce soit Boris Pasternak et son Docteur Jivago, que ce soit Tolstoï avec La Guerre et la Paix… Tous ces textes font partie aujourd’hui de la littérature du monde qui ont été porté plusieurs fois à l’écran ou diffusés en feuilleton à la télévision. Quel rapport avec un livre sur un cinéaste japonais et cette belle envolée sur les romans fleuves ?J.-F. S. : De même qu’il y a des romans fleuves, je dirai qu’il existe des “livres Océans” et celui-ci consacré à Yamada Yôji (voir Zoom Japon n°49, avril 2015) en fait partie. C’est un “livre Océan” par sa taille, par la connaissance qu’a son auteur de son sujet et du cinéma japonais et mondial en général. Claude Leblanc appartient à ces fous de cinéma qui vivent et connaissent son sujet si intimement qu’on s’étonnerait à peine de le trouver dans une scène d’un des films de Yamada Yôji.Mais c’est aussi un “livre Océan” en ce sens qu’il parle du Japon, du peuple japonais d’après-guerre, si méconnu, si brocardé, si ignoré à l’étranger. On a bien sûr des ouvrages sur le cinéma japonais, mais ce sont des analyses et des présentations, intelligentes certes, mais souvent convenues, très germanopratines qui ne rendent pas compte des neuf-dixième de la vie et de la pensée de la population japonaise ordinaire, commune, apparemment silencieuse et consentante, et pourtant rebelle. Mais il s’agit d’une résistance telle que celle décrite par Inoue Hisahi dans Les Sept roses de Tôkyô (trad. par Jacques Lalloz, Ed. Philippe Picquier, 2011, voir Zoom Japon n°50, mai 2015). Il s’agit d’un monde où l’on dit des choses d’une grande insolence ; mais avec humour, fausse naïveté. C’est au deuxième degré. Voilà pourquoi je dis que l’ouvrage de Claude Leblanc est un “livre Océan” qui parle d’un grand cinéaste discret, Yamada Yôji, qui se cache un peu derrière son œuvre et qui s’adresse à tout le monde au Japon. Un homme immense qui prend à bras-le-corps un peuple immense. Il dit ce qu’il a à dire principalement dans ses films et non sur les plateaux de télévision ou dans les journaux. A 90 ans passés, l’homme qui a réalisé 89 films travaille encore : pour parler des Japonais, de leurs espoirs, de leurs peines, de leurs rapports, de leurs sentiments.Certains pourront brocarder le fait qu’il y a beaucoup d’émotion dans le cinéma de Yamada, mais c’est la réalité des rapports du peuple japonais quand les gens se connaissent bien comme dans les relations de voisinage. On communique par le cœur, par les sentiments et on exprime ceux-ci. Une image tenace voudrait que les Japonais se comportent comme des guerriers de l’époque d’Edo et retiennent leurs larmes ou leurs joies. La réalité dans les films de Yamada est contraire à cette image erronée. C’est le cas par exemple d’un de ses plus beaux films : Les Mouchoirs jaunes du bonheur (Shiawase no kiiroi hankachi) réalisé en 1977 avec Takakura Ken et Baishô Chieko (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021) dans les rôles principaux.Ce film, qui a reçu de nombreuses récompenses, est l’un des plus emblématiques du cinéma et du peuple japonais. Yamada est-il plus connu dans d’autres pays européens qu’en France ?J.-F. S. : Il est possible que dans les pays de l’est européen, les spectateurs sont mieux à même d’apprécier les films de Yamada parce qu’ils sont confrontés avec le quotidien beaucoup plus que ne le sont peut-être les Français. Un journal allemand a présenté un des films de Yamada en disant “qu’il portait un regard attentif sur les petites gens au Japon”. Cela dit Claude Leblanc prend de l’avance sur d’autres pays dans le monde avec ce livre important traitant à la fois du cinéaste, de son œuvre, de ses films et dans le même temps du Japon et de l’évolution de celui-ci.Comment ne pas rapprocher le monde de Yamada de son aînée, Hasegawa Machiko, la plus célèbre des mangaka japonaise et son personnage de Sazae-san, jeune femme au foyer d’une famille de trois générations de l’après-guerre où l’on raconte le train-train quotidien (nichijô sahanji) d’une famille ordinaire autour du repas du soir. Hasegawa est décédée en 1992, mais son personnage a poursuivi son épopée médiatique depuis 1969 sur la chaîne Fuji TV. En tant que dessin animé, c’est la série la plus longue du monde. Tora-san (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021), le personnage de la série Otoko wa tsurai yo [C’est dur d’être un...
