Connu pour ses comédies urbaines dont il s’est fait une spécialité lorsqu’il a entamé sa carrière de cinéaste à la fin des années 1940, Ichikawa Kon fait partie de cette génération qui a été à la fois marquée par la guerre et par les efforts de démocratisation du Japon après le conflit. Même s’il n’a pas participé lui-même aux combats, ayant été réformé deux fois pour ses antécédents médicaux, il s’est intéressé à la guerre et au comportement des soldats à un moment où, au lendemain de la signature du traité de San Francisco mettant fin à l’occupation américaine et de celle du traité de sécurité nippo-américain en septembre 1951, le spectre d’un réarmement du Japon est venu hanter le débat public.
La guerre de Corée (1950-1953) battait alors son plein tandis que la menace communiste (Chine et URSS) encourageait les Etats-Unis à autoriser Tokyo à se doter d’une force d’autodéfense perçue par de nombreux Japonais comme une étape vers un retour du militarisme. La crainte de voir leur pays être capable de mener une nouvelle guerre a incité de nombreux cinéastes à s’emparer de ce thème pour en dénoncer la cruauté. Ichikawa Kon en est l’un des exemples.

Feux dans la plaine – ICHIKAWA Kon ( 1959 )
Après avoir réalisé en 1951 Bungawan Solo [Bengawan Solo] pour lequel il ne sera pourtant pas crédité, n’ayant pas réussi à terminer dans les temps et à respecter le budget, le réalisateur se distingue avec deux autres films portant sur le dernier conflit dans lequel le Japon fut impliqué : La Harpe de Birmanie (Biruma no tategoto, 1956), récemment présenté à la Maison de la culture du Japon à Paris, et Feux dans la plaine (Nobi, 1959), dont on peut saluer la ressortie dans les salles françaises le 10 décembre. Comme pour La Harpe de Birmanie, Feux dans la plaine est une adaptation d’un livre, en l’occurrence le roman éponyme signé par Ôoka Shôhei, auteur qui a accordé une grande place à la guerre dans son œuvre.
Sur un scénario de Wada Natto, son épouse, Ichikawa Kon dépeint la brutalité absurde de la guerre à travers le glissement des soldats vers le cannibalisme pendant les derniers jours de l’occupation japonaise des Philippines. Dépassés en nombre, encerclés et privés de toute nourriture et de tout ravitaillement, les survivants de l’armée impériale s’efforcent de résister le plus longtemps possible et de mourir dans la dignité. L’ironie la plus cruelle est que leur détermination les conduit à faire tout ce qui est nécessaire pour survivre quel qu’en soit le prix. Ce processus les amène à se nourrir des corps de leurs propres camarades tombés au combat.
Le cinéaste montre ainsi comment le dévouement et l’apparente abnégation au service d’objectifs destructeurs transforment les hommes en bêtes. « La guerre est une situation extrême qui peut changer la nature humaine. Pour cette raison, je la considère comme le plus grand péché », déclarera-t-il quelques années plus tard.
Dans ce film, il a complètement éliminé les scènes d’action spectaculaires et les scènes lyriques qui font pleurer, privilégiant une mise en scène destinée à marquer les consciences. Il dépeint de manière impartiale, avec un regard froid, ce qui arrive à l’être humain lorsqu’il est poussé à l’extrême par la faim. Voilà pourquoi la terreur que ressentent les soldats et la folie qui les envahit à la fin du film frappent le spectateur avec une intensité aussi puissante que dans un documentaire. L’une des scènes les plus marquantes est la rencontre entre Tamura, le protagoniste du film incarné avec force par Funakoshi Eiji, et un officier (Hamamura Jun) ayant perdu la raison et qui mange ses propres excréments. Ichikawa capte ce moment sans artifice, ce qui lui donne une force incroyable.
Dans son livre Ichikawa Kon no eigatachi [Les films d’Ichilawa Kon, Yôsensha, 2015, inédit en français], il expliquera que son idée en réalisant Feux dans la plaine était « d’offrir une vision totalement objective de la tragédie qu’est la guerre ». Autrement dit, il s’agit pour lui de rappeler que la guerre est terrible en ce sens qu’elle rend non seulement la « mort », mais aussi la « vie » cruelles. Tandis qu’elle continue de faire son œuvre, y compris sur le continent européen, on ne peut que recommander d’aller voir ce film. S’il était encore parmi nous, Ichikawa Kon aurait peut-être décidé d’en faire un remake comme dans le cas de La Harpe de Birmanie en 1985.
A l’occasion du 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et au moment où le Japon mise sur un réarmement massif, nul doute qu’il aurait choisi de reprendre ce film anti-guerre dont le roman original a déjà connu une autre adaptation cinématographique en 2015 sous la direction de Tsukamoto Shin’ya.
Odaira Namihei