L'heure au Japon

Parution dans le n°57 (février 2016)

Disparue en 2015, l’actrice fétiche de Ozu Yasujirô a marqué l’histoire du cinéma, mais aussi la société japonaise. Une maison de style japonais, presque cachée par une haute haie de bambou, voit passer les touristes qui se rendent à un temple bouddhiste qui la jouxte. Situé à peu près à deux kilomètres du centre-ville de Kamakura, ancienne capitale du Japon, ce petit coin niché au flanc d’une colline est loin de l’agitation de la cité historique. Les visiteurs qui se prennent en selfies devant le pavillon principal semblent ignorer la légende que cette maison abritait. Hara Setsuko, star des stars du cinéma japonais, connue pour ses films tournés avec l’incontournable Ozu Yasujirô, est une légende, un mythe, un mystère. Elle a passé la seconde moitié de sa vie dans cette maison dans un silence complet après sa retraite en 1963, jusqu’à ce qu’elle décède le 5 septembre 2015, à 95 ans. De nombreux photographes indiscrets et des admirateurs encombrants avaient bien tenté de percer le mur épais de bambou. En vain. Toutes les sollicitations avaient été balayées d’un revers de la main. Son neveu, qui faisait le pont entre Hara et les médias, répétait depuis des décennies la même réponse : “je suis désolé, elle n’accepte aucune interview”. Un silence absolu qui aura été maintenu jusqu’à sa mort qui n’a été révélée que le 25 novembre. Ce demi-siècle passé en ermite dans ce logis de Kamakura a renforcé le mythe de l’actrice, contraste brutale avec sa carrière fulgurante qui a accompagné l’âge d’or du cinéma japonais. Née en 1920 sous le nom de Aida Masae, elle rêvait de devenir professeur d’anglais, non actrice. “Le monde du cinéma me paraissait étranger car trop somptueux”, a-t-elle déclaré par la suite. Mais l’orbite arquée de son sourcil, son nez retroussé et sa peau limpide n’ont pas manqué d’inspirer son beau-frère, qui était en train de se frayer un chemin dans le milieu cinématographique en tant que réalisateur. Convaincu du talent de sa belle-sœur, c’est lui qui lui a proposé de devenir actrice. La certitude de ce dernier et les difficultés financières de la famille l’ont poussée à quitter son école à l’âge de 14 ans, pour rejoindre la société de son beau-frère en 1935. Si cette fillette ignorait encore son destin, son entourage et le public ont rapidement remarqué quelque chose d’unique chez elle. A l’époque, les rumeurs affirmaient que ses traits - l’élégance de l’orbite qui relie ses sourcils à son nez, ses yeux profonds comme ceux des Européens, son sourire dit “archaïque” - seraient la preuve que son grand-père avait du sang allemand. Aucun membre de sa famille n’en a jamais parlé officiellement, mais cela “aurait été possible”, raconte Chiba Nobuo, critique de films et spécialiste de l’actrice. Il n’est plus possible de prouver quoi que ce soit à ce jour, mais une chose est sûre, les Japonais de l’époque voyaient en cette actrice au physique occidental des reflets de modernité. Un paradoxe ironique quand on sait qu’en Europe, on a plutôt insisté sur l’image de la femme japonaise - discrète, respectueuse et docile à l’égard des hommes - qu’elle aurait incarnée. Après avoir enchaîné des rôles de figurant dans quelques talkies, elle joue l’héroïne du film La fille de Samouraï (Atarashiki tsuchi, 1937) réalisé par l’allemand Arnold Fanck dans le cadre du rapprochement culturel et diplomatique des deux pays. Hara y joue une jeune fille japonaise, candide et innocente, qui attend le retour de son amant parti en Allemagne pour ses études. Ce dernier, prenant conscience de son attachement à son pays natal, met fin à sa relation avec une Allemande et épouse la jeune Japonaise, avec qui il part vraisemblablement...

Réservé aux abonnés

S'identifier S'abonner

Exit mobile version