L'heure au Japon

Parution dans le n°05 (novembre 2010)

Installée depuis près de 40 ans au Japon, Muriel Jolivet observe par le trou de la serrure l’évolution de la société nippone. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ? Muriel Jolivet : Après avoir écrit sur les femmes (Un Pays en mal d’enfants, éd. La Découverte, 1993), puis sur les hommes (Homo japonicus, éd. Picquier, 2000), je voulais écrire sur les jeunes qui avaient déjà eu la parole dans Tokyo Memories [éd. Antipodes, 2007]. Ils et elles m’ont toujours interessée parce qu’ils représentent l’avenir du Japon. C’est par eux que j’ai commencé mon étude en faisant un master sur l’intégration des jeunes pas la voie du mariage, puis une thèse sur l’intégration des jeunes par la voie du travail −les diplômés des universités japonaises [L’Université au service de l’économie japonaise, éd. Economica, 1985]. J’ai voulu faire un état des lieux tel que je l’ai découvert. Votre ouvrage montre combien les Japonais sont doués pour forger des néologismes. Toutefois, le terme qui surpasse tous les autres et qui est en quelque sorte à l’origine de la plupart des situations décrites dans votre livre est kakusa [fracture]. Un mot qui semble avoir totalement déstabilisé le pays. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ses effets dévastateurs ? M. J. : Quand je suis arrivée au Japon, juste après la crise du pétrole en 1973, les Japonais se rassuraient mutuellement en se disant qu’ils appartenaient à la classe moyenne, même si elle était subdivisée en “moyenne supérieure”, “moyenne-moyenne” et “moyenne inférieure”. Ce concept était entretenu par l’anthropologue Nakane Chie qui parlait “d’égalité des chances pour tous”. En fait, personne n’y croyait vraiment puisqu’il était évident que pour espérer entrer au saint des saints [à l’université de Tokyo], il fallait passer par un circuit que tout le monde était loin de pouvoir s’offrir. Il m’est arrivé de contrarier Nakane Chie, en développant ce point de vue qu’elle n’ignorait pas, puisqu’elle officiait à l’université de Tokyo. Seulement, elle allait dans le sens du politiquement correct... Les jeunes aujourd’hui sont devenus réalistes. Ils évaluent globalement leurs chances. Ils ne se font plus trop d’illusions quant à l’égalité affichée. Pragmatiques, ils essayent de tirer parti de la situation, et ceux qui sont freeter, faute de mieux, ont souvent un rêve, un jardin secret. On découvre un univers un peu murakamien Il est difficile de ne pas être pessimiste à l’égard du Japon après la lecture de votre livre. On a bien l’impression que la plupart des Japonais, les jeunes en particulier, subit. Pourtant depuis trois ou quatre ans une partie d’entre eux commence à vouloir changer les choses. Je pense à des personnalités comme Amamiya Karin ou Yuasa Makoto. M. J. : Il y a toujours eu des “clous qui dépassent”, des résistances et des contestations. Mais bien souvent, l’Occident n’y a pas prêté attention ou les écartait des images orientalistes. Je suis toujours surprise qu’on taxe mes écrits de pessimistes. Je suis d’un naturel très optimiste, très gaie, ce qui ne m’empêche pas d’être très réaliste. Je ne me raconte pas d’histoires, je vis dans la réalité. Marie Ndiaye définit un écrivain comme quelqu’un qui regarde par le trou de la serrure, il me semble que c’est la définition même du sociologue. Je suis extrêmement curieuse, et je ne me contente pas de clichés. Je suis quelqu’un qui regarde derrière le miroir, derrière la façade ou sous les tatami. J’observe, je lis tout ce qui me tombe sous la main et je découvre énormément de choses que je ne soupçonnais pas. Je pars sans a priori. Si je m’étais contentée d’écrire sur les cosplay, je me serais follement  amusée, le livre aurait été optimiste, gai, aurait flatté un certain lectorat qu’il aurait aussi berné. Benetton a été le premier à publier un catalogue de photos intitulé Kokeshi dolls sur le cosplay. Il est charmant en apparence, et je l’ai offert à de nombreux amis. Seulement si on lit le texte qui accompagne les magnifiques images, on lit des comptes-rendus archi sombres, parfois atroces... Je n’ai rien inventé !...

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