
Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes du Japon, il évoque le passé et le futur des relations nippo-américaines. 1931, 1941 et 1951. Ces trois dates ont joué un rôle important dans l’histoire du Japon au XXème siècle. Comment les analysez-vous dans la perspective des relations nippo-américaines ? John Dower : 1931, c’est bien sûr l’année de l’incident de Mukden fomenté par l’armée japonaise afin de mener l’invasion de la Mandchourie. Cet acte d’agression a été suivi quelques mois plus tard par la création de l’Etat fantoche du Mandchoukouo, la condamnation du Japon par la Société des nations et son retrait de l’organisation internationale. L’empire japonais s’est ensuite rapproché de l’Allemagne nazie avant d’accélérer son expansion dans le nord de la Chine, puis dans le reste du pays à partir de 1937. Au Japon même, l’incident de Mukden a été suivi par la mise sur pied de gouvernements militaires et un renforcement de la répression intérieure. Après la Seconde Guerre mondiale, des historiens japonais ont identifié la période 1931-1945 comme ayant été celle des “quinze années de guerre” (jûgonen sensô). En se référant à la situation à l’intérieur de l’archipel, ils ont dit de la même période qu’il s’agissait d’une “vallée sombre” (kurai tanima). De son côté, le Tribunal de Tôkyô qui a jugé les criminels de guerre japonais après la guerre, a estimé que cette période était une “conspiration” des dirigeants japonais pour commettre une agression. Aujourd’hui aucun historien japonais ou occidental ne considère cette théorie de la conspiration comme une hypothèse valable. Les chercheurs s’intéressent plus au contexte global dans lequel le militarisme et l’expansionnisme japonais ont émergé. Par ailleurs, bon nombre d’études anglo-saxonnes portant sur le Japon des années 1920 et 1930 s’intéressent aussi aux contradictions liées à la modernité et comment cette dernière s’est accommodée du militarisme et du fascisme. A un niveau plus politique, 1931 demeure une année clé dans le discours nationaliste chinois actuel. Au Japon, cette date reste importante dans le débat sans fin entre les historiens progressistes qui souhaitent entretenir le souvenir de cette période sombre de l’histoire japonaise et les universitaires néo-nationalistes qui ont tendance à vouloir laver la conscience du Japon des agressions et des atrocités commises. Cependant, pour la plupart des jeunes Japonais, 1931 ne doit pas évoquer grand chose. Et aux Etats-Unis, je pense que personne ne pense à 1931 lorsqu’il s’agit d’évoquer le Japon. Les Américains s’intéressent peu à l’histoire sauf quand on évoque la victimisation ou la gloire de leur pays. A ce propos, 1941 est précisément une date qui correspond à cela. Si vous demandez à un Américain moyen à quel moment a commencé la Seconde Guerre mondiale, il répondra sans hésitation “1941” et sans doute même en précisant le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise contre la base de Pearl Harbor. Cela reste le grand symbole de la victimisation américaine et en même temps celui de la façon dont les Américains sont capables de réagir héroïquement et férocement lorsqu’ils sont agressés. Le souvenir de Pearl Harbor continue d’influencer l’attitude des Etats-Unis face au Japon. Peu importe que les relations bilatérales soient au beau fixe, le Japon restera associé à l’idée de “tricherie” dans la tête des Américains. Au Japon, les ultra-conservateurs ont tendance à affirmer que les Etats-Unis ont poussé leur pays à se lancer dans la guerre en 1941. Mais je pense que la majorité des Japonais, qui manifestent de l’intérêt pour l’histoire, estime que 1941 est synonyme de la stupidité des dirigeants japonais. En ce sens, on dirait que 1941 tend à fonctionner de façon opposée au Japon et aux Etats-Unis. Dans l’archipel, cette date a renforcé le scepticisme de la population à l’égard des militaires tandis qu’aux Etats-Unis, elle constitue la base sur laquelle la sécurité nationale a construit sa légitimité. En d’autres termes, cela signifie que la machine militaire américaine doit toujours être sur les dents. Je me demande si 1951 a un sens pour les Américains, à l’exception de ceux qui s’intéressent aux questions de sécurité dans les relations nippo-américaines. Au Japon, cette date a probablement une résonnance plus grande au sein de la population puisqu’on se réfère souvent dans les médias japonais au “Système de San Francisco” (San Furanshisukotaisei). On l’évoque pour associer le traité signé à San Francisco en septembre 1951 au terme duquel le Japon regagnait sa souveraineté et l’accord de sécurité bilatéral conclu entre Washington et Tôkyô. C’est à partir de là que se sont construites les relations entre les deux pays. Les Japonais ont regagné leur indépendance en des termes généreux, mais à un coût considérable. Au terme du traité de sécurité bilatéral très inégal, le Japon a accepté le maintien du contrôle néocolonial américain sur Okinawa, la création de bases américaines dans le reste de l’archipel et son réarmement sous les auspices américains. Tôkyô a aussi accepté de participer à la politique d’endiguement de la Chine populaire menée par Washington, pays qui n’avait pas été invité à San Francisco. 1951 marque donc à la fois le moment où le Japon a regagné sa souveraineté et est devenu un Etat client des Etats-Unis. Les Japonais ont plus conscience de cela que les Américains. L’attaque japonaise contre Pearl Harbor a été un choc pour les Américains. Est-ce que ce fait historique a encore une influence aux Etats-Unis ? J. D. : Comme je le disais tout à l’heure, Pearl Harbor reste le grand symbole dans le processus de victimisation aux Etats-Unis. Lorsque Al-Qaida a lancé son attaque contre le World Trade Center le 11 septembre 2001, les Américains l’ont...
