
19 juillet 2020, Auberge de jeunesse de Rikuzentakata, Kiseki-no Ippon-matsu (Le Pin miraculé). / Hatakeyama Naoya Originaire d’Iwate, le photographe Hatakeyama Naoya évoque sa mémoire du 11 mars 2011. Je me chausse dans l’entrée et pousse la porte. Hélas, il pleut. Je sors, ouvre mon parapluie et, alors que je jette un rapide coup d’œil vers le sol, je suis un instant saisi par le ciel qui s’y reflète. L’asphalte mouillé renvoie les sombres silhouettes d’un pylône électrique et d’un immeuble se découpant sur le fond blanc du ciel au-dessus de ma tête, et puis, un peu plus loin, imperceptiblement, le vert de quelques arbres. Quand je me remets à marcher j’ai comme l’impression d’avancer dans le vide.Etonnamment, quand il fait beau, le souvenir de ce genre de journée pluvieuse disparaît je ne sais où. Imaginez-vous sortant de chez vous alors que le ciel est bleu et qu’un soleil éblouissant cisèle des ombres d’un noir profond : vous est-il arrivé ne serait-ce qu’une seule fois que sur cette vision étincelante se superpose ce même paysage sous la pluie ? Pourtant c’est bien moi qui, ce jour de pluie, un peu mal à l’aise dans mon pantalon légèrement humide, observais ce même chemin, ce même alignement de maisons et d’arbres.Je n’avais pas oublié cette journée. Je ne me la rappelais tout simplement pas. Et si je tente maintenant de m’en souvenir toutes sortes d’images me viennent à l’esprit. Mais alors, si je n’essayais pas “de me rappeler” quelle différence y aurait-il avec “l’oubli” ?Dans une conversation il arrive souvent de dire à son interlocuteur : “oui, maintenant que tu m’en parles…” quand on se remémore quelque chose que l’on avait oublié : est-ce que ce n’est pas parce qu’il y a comme une sorte de porte qui s’ouvre et se ferme entre la conscience et la mémoire ? Si la porte est fermée, le souvenir ne se manifeste pas, si la porte s’ouvre, le souvenir apparaît. Quand la porte est ouverte, si rien n’apparaît, il doit s’agir de ce qu’on appelle l’oubli, et si la porte ouverte ne se referme plus, c’est ce qu’on appelle un traumatisme. Le problème c’est que le responsable de l’ouverture et de la fermeture de cette porte, ce n’est pas soi.Que répondre quand on vous dit “n’oublie pas” ? Comment respecter une promesse de “ne pas oublier” ? S’il nous arrive d’assurer “… sans faute” on ne peut s’empêcher de ressentir une légère incertitude. N’y a-t-il personne pour nous apprendre à ouvrir et fermer librement cette porte entre conscience et mémoire ?------Des élèves du primaire venus de loin en bus pointent le doigt vers la mer et s’écrient avec excitation “Là-bas ! C’est le Pin miraculé !” Sans doute du fait des travaux d’aménagement d’espaces verts menés ces derniers temps, la rudesse de l’énorme digue de béton en arrière-fond s’est estompée, et malgré la présence affligeante à côté du pin d’un bâtiment disloqué (ce qui reste de l’auberge de jeunesse de Rikuzentakata) l’ensemble du paysage paraît plus paisible qu’avant.Bien que tout le monde s’extasie devant le pin qui a résisté à un raz de marée si énorme, en réalité, depuis 2013, cet arbre est une momie comme on en voit en Egypte. On a méticuleusement extrait du sol ses racines pourries pour les conserver ailleurs et une dalle de béton a été coulée dans la terre. On y a enfoncé un axe en carbone dans lequel le tronc plastifié a été inséré, quant aux branches qui s’étirent vers le ciel, leur cœur est en acier inoxydable recouvert de plastique et les feuilles aussi sont plastifiées; avant de fixer les branches au tronc, des expériences de simulation de résistance au vent ont été effectuées par ordinateur et au sommet on a même installé un paratonnerre. (J’en suis désolé mais personnellement il m’est difficile de regarder en face le petit nombre de feuilles rabougries qui sont restées et se sont collées les unes aux autres. J’aurais préféré qu’elles gardent leur aspect touffu et leur forme d’aiguilles piquantes).Ainsi, à l’exception d’une partie du tronc reconstitué, tout dans cet arbre a été remplacé par des matériaux artificiels si bien qu’il arrive que le service des relations publiques de la ville l’appelle “la réplique”. Comme il s’agit en fait d’un objet transformé, il est difficile de le considérer vraiment comme une réplique mais dans cette manière qu’a la ville de tenter de faire passer le message nuancé qu’il ne “s’agit plus du pin réel” sans doute faut-il voir une certaine recherche d’honnêteté.Effectivement, ce pin n’est plus l’arbre réel. Mais alors, qu’est donc la chose qui se tient là ?Il ne s’agit plus du végétal qui s’appelle “pin”, ni d’un arbre vivant qui naît et meurt. C’est plutôt une chose fabriquée, telle une sculpture ou un objet architectural. En tant que “reproduction à l’identique d’un objet réel” il me semble qu’il a aussi quelque chose à voir avec la photographie. Une photographie du “Pin miraculé” en trois dimensions et grandeur nature, donnerait sans doute la même impression.Je ne me moque pas du “Pin miraculé”. En tant qu’enfant qui avait fait de la pinède Takata-Matsubara un de ses terrains de jeu, je n’en ai pas la moindre intention. Quand, au milieu des terrains dévastés de Rikuzentakata, ce pin se tenait seul tout droit, je me souviens encore parfaitement combien il a ému un grand nombre de gens, et, pour que de nombreuses personnes continuent à penser au désastre causé en 2011 par l’énorme raz de marée, je pense qu’effectivement il est préférable que le “Pin miraculé” reste présent. Lorsque le pin est mort, pendant l’automne 2011, malgré tous les efforts déployés pour le sauver, la décision prise par la ville de le conserver me semble pertinente. Cependant, quand je pense aux raisons pour lesquelles les gens tiennent encore maintenant à lui associer l’émouvant adjectif “miraculé”, je ne peux m’empêcher de ressentir un certain malaise qui me fait dire ces choses qui peuvent sembler malveillantes.Ce qui se tient là, ce n’est plus un pin et il me semble qu’il serait plus juste de parler d’“image” ou de “mot”, de quelque chose qui est plutôt de l’ordre de l’idée. L’idée de “miracle”, par exemple, qui a fait qu’au milieu des soixante-dix mille pins déracinés par le raz de marée un seul a résisté et est resté debout ? Si ce qui se tient là est de l’ordre de l’idée, alors, qu’il s’agisse de l’objet réel ou d’une réplique, la différence me semble infime et, surtout, ne plus avoir aucune importance au regard de l’importance de l’événement.Il s’agit donc là sans doute de ce que l’on nomme un “Memorial”. Un mécanisme qui ouvre la porte entre notre conscience et notre mémoire.Cependant, quand, par la porte ouverte, ne déferlent que des souvenirs douloureux, cela devient trop dur à supporter. C’est pourquoi, partout, le long des côtes du Tôhoku, les vifs débats qui ont eu lieu à propos de la conservation de vestiges “pour transmettre la mémoire du désastre sismique” étaient si complexes. Dans le cas de Rikuzentakata, outre le “Pin miraculé”, les ruines de quatre bâtiments, le collège Kesen, le centre commercial de produits locaux, l’auberge de jeunesse et un des immeubles HLM communaux ont été choisis sans trop de difficultés pour être conservés comme vestiges de la catastrophe. Parce qu’à la différence du gymnase municipal, de plusieurs maisons de la culture de quartier et d’autres restes de constructions qui ont été démolis et déblayés, dans ces quatre bâtiments-là, il n’y a pas eu de morts. 31 octobre 2018, Watari, préfecture de Miyagi. / Hatakeyama...
