L'heure au Japon

Parution dans le n°60 (mai 2016)

Auteur du très remarqué Dans la barque de Dieu, Ekuni Kaori se confie sur son travail de romancière. Romancière, mais également traductrice et auteur de livres pour la jeunesse, Ekuni Kaori écrit depuis plus de trente ans. En France, son premier roman traduit (Dans la barque de Dieu, éd. Philippe Picquier, 2014) vient de décrocher le Prix Caméléon, un prix de littérature en traduction décerné par des étudiants lyonnais. L’auteur était invitée à Lyon, le 4 avril dernier, pour recevoir son Prix, et rencontrer au passage son traducteur et ses lecteurs à Paris. Vous avez passé votre enfance dans un milieu éminemment intellectuel et littéraire, puisque votre père était un des plus grands poètes de son époque. Devenir écrivain était-il pour vous poursuivre une tradition familiale ? Ekuni Kaori : Mon père exigeait surtout que je devienne une personne qui s’exprime, qui sache vocaliser ce qu’elle est et ce qu’elle pense. En fait j’ai appris naturellement à utiliser les mots avant même de savoir regarder le monde. Enfant déjà, j’aimais écrire, j’inventais des histoires, mais je me préoccupais peu de devenir professionnelle, m’auto-publier aurait été suffisant. Or, mon père avait une idée extrêmement haute du métier d’écrivain et cela l’a mis dans une colère noire : “Payer pour que des gens te lisent ? Jamais je ne permettrai que ma fille se rende coupable d’une action aussi honteuse ! Tu ne te moqueras pas des écrivains professionnels comme cela !” Cela a été terrible. Si c’était ça le monde des lettres, alors je ne voulais surtout pas y mettre les pieds ! J’ai essayé de devenir autre chose, par exemple je voulais devenir marchande de fruits. Ou professeur d’anglais… Mais ni l’un ni l’autre n’ont duré bien longtemps. Par contre, j’ai continué à écrire, et finalement au milieu de la vingtaine j’ai dû me rendre à l’évidence que c’était la seule chose que je savais faire, et je me suis décidée à en faire mon métier pour de bon. Cela fait écho à une scène de Dans la barque de Dieu, quand M. Momoi, le mari de Yôko, lui inculque l’idée qu’une musicienne professionnelle ne joue pas du piano gratuitement pour faire plaisir à ses amis… Vous n’êtes pas seulement romancière, vous êtes également traductrice. Pour un écrivain, y a-t-il des choses que l’ont ne peut pas dire dans sa langue, qu’on ne peut dire que dans une langue étrangère ? E. K. : En fait, j’essaie de trouver un langage nouveau, je choisis mes phrases avec minutie, je cherche une langue qui serait une langue d’étrangers qui parleraient japonais, et comme dans mon esprit la notion “d’étranger” se confond avec la langue anglaise, parce que je n’en connais pas d’autre, j’ai l’impression que cela donne à mon écriture une coloration anglophone. Pourtant, vos nombreux lecteurs se retrouvent bien dans votre écriture… E. K. : Parce que les émotions et les sentiments dont je parle baignent dans une température et un climat parfaitement japonais, je pense. C’est précisément pour cela que je n’ai pas envie de me contenter d’un langage qui dirait au lecteur “vous voyez de quoi je veux parler”, “vous me comprenez, n’est-ce pas ?”. Au contraire, pour parler de nuances et de détails subtils que l’on aperçoit pour la première fois, le langage le plus approprié est un langage inhabituel, différent de l’à-peu-près...

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