L'heure au Japon

Parution dans le n°134 (octobre 2023)

Cette séance d’entretien physique reste très populaire auprès des Japonais, en particulier les plus âgés. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon Rendez-vous quotidien, rajio taisô est une émission qui mobilise des millions d’auditeurs prêts à se remuer. Il est 6 h 30 du matin par une chaude journée d’été. Le soleil est déjà haut dans le ciel et tape sur la tête des gens qui vont lentement à la gare pour se rendre au travail. D’autres sortent leurs poubelles, en essayant de se rappeler si, aujourd’hui, ils sont censés jeter des déchets plastiques ou organiques. Dans de nombreux parcs et cours d’école, des élèves du primaire se rassemblent, certains accompagnés de leur mère, et commencent à faire de la gymnastique au rythme d’un programme diffusé par le lecteur de radiocassettes apporté par l’organisateur.Les Occidentaux peuvent être déconcertés par l’idée que de jeunes enfants se lèvent tôt pendant leurs vacances d’été et quittent leur maison climatisée pour faire un peu d’exercice physique rapide, mais au Japon, ces scènes sont depuis longtemps une tradition estivale car, dans tout le pays, des associations communautaires composées de parents bénévoles organisent ces réunions matinales. Bienvenue dans le monde fascinant de la gymnastique radiophonique, ou rajio taisô, comme on l’appelle ici.Les fans de La Ballade de l’impossible (Noruwei no mori, trad. par Rose-Marie Makino-Fayolle, éd. 10/18, 2011) de Murakami Haruki (voir Zoom Japon n°13, septembre 2011) savent déjà de quoi nous parlons, puisque Storm Trooper, le colocataire du protagoniste dans la résidence universitaire, obsédé par la santé et la propreté, fait de l’exercice tous les matins à l’aube, au grand dam de tout le monde. Mais pour la majorité des gens qui ne savent pas de quoi il s’agit, les rajio taisô sont des exercices de gymnastique d’échauffement effectués en musique et avec des conseils donnés par la radio. Ces émissions quotidiennes sont devenues une institution appréciée.Le premier programme de gymnastique radiophonique a vu le jour aux Etats-Unis en avril 1922 et, dès 1925, des émissions similaires ont été diffusées en Allemagne et ailleurs. Les Japonais ont découvert cette pratique en 1923 lorsqu’Inokuma Sadaharu, directeur du bureau des assurances postales du ministère des Communications, s’est rendu en Amérique pour faire des recherches sur leurs activités d’assurance et qu’il a entendu l’émission de radio. En août 1927, lors d’une réunion du bureau de l’assurance postale, il a proposé d’introduire le rajio taisô pour célébrer l’intronisation de l’empereur Hirohito. Le programme était également considéré comme un moyen d’améliorer la condition physique des Japonais, un exercice que tous les citoyens pouvaient et devaient pratiquer, indépendamment de leur âge ou de leur sexe.La radiodiffusion au Japon a débuté le 22 mars 1925 et le média a rapidement conquis le cœur des gens grâce à des programmes populaires tels que les combats de sumo (diffusés pour la première fois le 12 janvier 1928). Le 24 mai 1928, le bureau des assurances postales, l’Association des compagnies d’assurance-vie de Nippon et la Société japonaise de radiodiffusion (NHK) ont donc demandé au ministère de l’Education de concevoir les exercices appropriés pour la gymnastique radiophonique - quelque chose que tout le monde peut faire n’importe où, à l’intérieur ou à l’extérieur.Annoncé officiellement le 29 octobre sous le nom d’Exercice national de santé et diffusé dans tout le pays par les services postaux, rajio taisô a finalement débuté à 7 heures du matin le 1er novembre. Certes, les débuts ont été difficiles. Le premier présentateur, Egi Riichi, était musicien dans l’orchestre militaire de l’école de Toyama. Le jour de la toute première émission, il est apparu au studio en uniforme militaire (avec un sabre) et a commencé à donner des instructions comme s’il s’agissait de commandements militaires : “Attention ! Préparez-vous à commencer les exercices de la radio !” Les auditeurs n’ont pas apprécié l’ambiance martiale, et le lendemain, il a changé d’attitude : il est entré dans le studio en tenue de sport et a accueilli ses auditeurs avec un chaleureux “Bonjour tout le monde” qui est devenu instantanément populaire. Militaire jusqu’au bout des ongles, il se levait tous les jours à 4h30, quittait son domicile à 5h précises et prenait le premier tramway pour se rendre à son travail à la NHK. Un jour, alors qu’il venait d’apprendre que la princesse Terunomiya Shigeko était fan de son émission, il se présenta devant le micro habillé en queue-de-pie et nœud papillon au lieu de ses vêtements de gymnastique habituels.Bien qu’Egi Riichi ait adouci son approche, il ne fait aucun doute que le gouvernement était parfaitement conscient du lien entre l’exercice physique, l’entraînement militaire et la construction d’une nation. Après l’invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931 (voir Zoom Japon n°120, mai 2022), une guerre totale avec la Chine a éclaté en 1937. A partir de là, la gymnastique radiophonique a été encouragée comme moyen de mobilisation nationale par le biais de ce que l’on appelle le Mouvement national d’entraînement mental et physique. En outre, pendant une semaine à partir du 13 octobre de la même année, elle a été diffusée à l’occasion de l’Assemblée nationale du matin, dont l’objectif était de mettre l’accent sur “la mobilisation de l’esprit national”.Comme l’écrit Igarashi Yoshiyuki dans Bodies of Memory : Narratives of War in Postwar Japanese Culture 1945-1970 (éd. Princeton University Press, 2012), le corps a fait l’objet d’une attention officielle non seulement en tant qu’instrument permettant de faire des bébés en bonne santé et de soutenir la production nationale, mais aussi en tant que moyen permettant de matérialiser l’idéologie officielle d’une nation. En 1929, le professeur de l’université de Tôkyô et idéologue nationaliste Kakei Katsuhiko a proposé des interprétations mythologiques pour chaque mouvement physique. En 1939, le Kôa taisô (cours de gymnastique pour l’avancement de l’Asie) a été conçu pour former du personnel d’éducation physique qui servirait de force motrice dans l’avancement des ...

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