L'heure au Japon

Parution dans le n°154 (novembre-décembre 2025)

De Kurosawa à Mizoguchi en passant par Ozu, les grands noms du cinéma japonais ont réussi à conquérir les spectateurs français. / Eric Rechsteiner pour Zoom Japon

Les succès cinématographiques nippons se multiplient dans l’Hexagone. Illustration d’une relation particulière.

Le moment est arrivé comme un coup de tonnerre. En septembre 1951, le film Rashômon de Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) a remporté le Lion d’or à la Mostra de Venise, et soudain, le cinéma japonais s’est retrouvé sous les feux de la rampe. Jusqu’à cette date, l’industrie cinématographique japonaise était prolifique, mais largement tournée vers le marché intérieur, produisant des centaines de films par an pour le public national.

Rashômon a marqué le début d’un nouveau chapitre. Le public occidental, stupéfait par la narration elliptique du film et ses décors forestiers exotiques, découvrit un cinéma à la fois totalement étranger et étonnamment moderne. A partir de ce moment, les films japonais allèrent non seulement voyager, mais aussi profondément influencer la façon dont le monde percevait le cinéma.

Aujourd’hui, les récents succès au box-office américain de Godzilla Minus One (2023) et Le Garçon et le Héron (Kimi-tachi wa dô ikiru ka, 2023), tous deux récompensés aux Oscars, témoignent de l’intérêt international continu pour les films japonais. Selon l’Association des producteurs de films japonais, le marché étranger pour ces œuvres – à travers les droits de distribution et de projection – n’a cessé de se développer depuis 2013. Si la croissance a ralenti en 2021 en raison de la crise de la Covid-19, l’année dernière a connu une augmentation de 13 %, portant les exportations à environ 480 millions de dollars, soit près de sept fois les 65 millions de dollars enregistrés huit ans plus tôt.

Cette dynamique est en grande partie due aux films d’animation, dont la distribution à l’étranger continue de prospérer. “L’industrie cinématographique japonaise a eu du mal à atteindre son objectif national de 200 millions de spectateurs par an”, rappelle Tomiyama Shôgo, président de l’Institut japonais de l’image animée. Ce plafonnement au niveau national a renforcé l’urgence de conquérir un public international, une évolution qui, selon lui, ne fera que s’accentuer dans les années à venir.

La France, dont les cinéphiles ont accueilli avec enthousiasme les auteurs japonais, est l’un des partenaires étrangers les plus importants du Japon. Si Kurosawa a ouvert la porte, Kawakita Kashiko s’est assurée qu’elle reste ouverte. Souvent qualifiée d’“ambassadrice du cinéma japonais”, elle a passé des décennies à promouvoir sans relâche les films japonais à l’étranger. En 1963, elle a organisé une rétrospective étonnante à la Cinémathèque française, projetant 131 films – une avalanche de drames de samouraïs, de mélodrames et d’expériences avant-gardistes qui a submergé le public parisien. Soudain, Ozu (voir Zoom Japon n°31, juin 2013), Mizoguchi et Naruse ont été cités dans le même souffle que Renoir, Fellini et Bergman. Dans les années 1990, une nouvelle vague a propulsé le cinéma japonais à l’étranger : l’animation. La France est devenue l’un des marchés internationaux les plus importants pour les films d’animation.

En coulisses, les institutions ont contribué à faciliter les choses. L’Agence japonaise pour les affaires culturelles et la Fondation du Japon ont investi dans le sous-titrage, la promotion des festivals de cinéma et les vitrines internationales. Les rapports soulignent que les marchés étrangers ne sont pas seulement des compléments sympathiques, mais qu’ils constituent une bouée de sauvetage secondaire vitale pour une industrie dont le box-office national peut être capricieux.

La France, quant à elle, a offert un terrain fertile. Avec son réseau de cinémas d’art et d’essai et un Etat qui subventionne la culture cinématographique comme s’il s’agissait de pain et de vin, le Japon a trouvé un partenaire naturel. Dans les années 2000, des distributeurs français comme Art House ont fait des films japonais un élément incontournable de leur catalogue, misant sur les œuvres de Kawase Naomi, Kurosawa Kiyoshi (voir Zoom Japon n°11, juin 2011) et d’autres auteurs. Cannes est bien sûr devenu une scène récurrente pour les premières japonaises, où les critiques et le public leur ont réservé un accueil enthousiaste, voire parfois perplexe.

Pourtant, l’exportation du cinéma japonais n’a jamais été simple. Les barrières linguistiques, les budgets marketing limités et la domination mondiale d’Hollywood ont rendu la distribution difficile. Pour chaque Voyage de Chihiro (Sen to Chihiro no kamikakushi, 2001) qui devient un phénomène, des dizaines de films japonais acclamés par la critique peinent à dépasser le circuit des festivals. Sans un soutien continu, de nombreux films acclamés ne parviennent pas à toucher un public international plus large.

Lors du dernier Festival international du film de Cannes, une table ronde organisée par l’Organisation japonaise du commerce extérieur (Jetro) a examiné la forte demande pour les films japonais sur les marchés européens et les défis liés à l’expansion internationale. Parmi les participants figuraient Amel Lacombe, directrice de la société de distribution française Eurozoom, Nousha Saint-Martin, du Festival de cinéma japonais contemporain Kinotayo (voir pp. 6-8), et Yves Gabrow, directeur de la distribution de la société britannique Vue Lumière.

Amel Lacombe a décrit la France comme une région cruciale pour l’expansion internationale du cinéma japonais, et pas seulement pour l’animation. Le Festival de Cannes a été une plateforme importante pour faire connaître les auteurs japonais de films en prises de vues réelles dans le monde entier, tandis que le Festival international du film d’animation d’Annecy continue de présenter l’animation japonaise à l’échelle mondiale. La France offre également un environnement médiatique riche qui favorise la critique cinématographique.

Le festival Kinotayo a été cité comme un autre acteur clé dans la promotion des films japonais en France. Célébrant son 20e anniversaire cette année, il présente le cinéma japonais contemporain et les aspects non conventionnels de la culture japonaise au public français, favorisant ainsi les échanges culturels entre le Japon et la France.

Malgré une forte présence en France, les films japonais à l’étranger restent confrontés à des défis. Par exemple, le streaming numérique est en train de redessiner la carte, car des plateformes telles que Netflix et Amazon Prime ont investi dans des productions originales japonaises, garantissant leur disponibilité dans le monde entier et amenant les séries et les films japonais directement dans les foyers français. Cela signifie souvent qu’ils contournent les salles de cinéma. La diffusion est large, mais les cinéphiles s’inquiètent du manque d’intimité que procure la découverte partagée dans un festival ou un cinéma d’art et d’essai (voir Zoom Japon n°103, septembre 2020).

De plus, en France, il existe une chronologie des médias, c’est-à-dire les règles qui définissent l’ordre et les délais des diverses exploitations d’une œuvre cinématographique, instaurant un délai entre la sortie en salle et la diffusion en streaming sur les plateformes. Les films financés par Netflix ou Amazon Prime Video peuvent rencontrer des difficultés à sortir en salle en raison de cette règle.

L’absence d’un traité officiel de coproduction entre le Japon et la France a également constitué un obstacle. Les films produits dans le cadre de tels traités peuvent être considérés comme des productions nationales dans les deux pays et bénéficier de subventions nationales. Le Japon a signé un tel accord avec l’Italie en 2023. Celui-ci entrera en vigueur en 2024. La France offre également un financement généreux aux distributeurs, ce qui peut contribuer à diversifier l’offre cinématographique. Sans de tels accords, les films japonais seraient confrontés à des obstacles financiers et logistiques plus importants pour leur distribution.

Les différences dans les pratiques commerciales posent également des défis. Les équipes de vente japonaises ont tendance à promouvoir les films en mettant l’accent sur les noms des acteurs, conformément aux pratiques nationales, tandis que le marché européen accorde plus d’importance aux aspects artistiques. De plus, les entreprises japonaises privilégient parfois les offres financières plutôt que les antécédents des distributeurs ou leurs relations avec les salles de cinéma, ce qui peut conduire à confier des films à des distributeurs incapables d’assurer une sortie adéquate ou de préserver leur valeur.

La table ronde a mis en évidence le vif intérêt pour le cinéma japonais en France et a suggéré que la conclusion d’accords de coproduction pourrait ouvrir de nouvelles perspectives, mêlant à la fois défis et optimisme pour l’avenir des films japonais à l’étranger. A l’ère de la mondialisation des marchés, les relations entre les deux pays restent essentielles. La France continue d’offrir l’un des environnements les plus réceptifs au cinéma japonais, tandis que le Japon propose des histoires et une esthétique qui trouvent un écho dans toutes les cultures. Leurs échanges nous rappellent que le cinéma n’est jamais un produit purement national. Dans le meilleur des cas, il s’agit d’une conversation qui transcende les frontières. Le Japon et la France dialoguent depuis des décennies, et aucun des deux pays ne semble à court de sujets de conversation.

 Gianni Simone

Bonne pioche

L’année 2025 aura été propice aux films japonais en France. Alors que la fréquentation des salles obscures a fortement baissé en raison de plusieurs facteurs structurels comme la concurrence des plateformes de diffusion comme Netflix ou Amazon Prime et conjoncturels comme l’affaiblissement de l’offre cinématographique en termes d’originalité et de qualité narrative, les productions japonaises ont tiré leur épingle du jeu et permis à bien des cinémas d’enregistrer de bons résultats.

Si le film d’animation Demon Slayer : Kimestu no yaiba – La Forteresse infinie constitue un cas à part avec plus de 1,4 million de spectateurs en France, confirmant son succès mondial, des productions comme Le Joueur de go de Shiraishi Kazuya ont su trouver leur public. De la même manière, les rétrospectives Masumura Yasuzô et Misumi Kenji, proposant quelques pépites du patrimoine, ont été un rayon de soleil pour les salles françaises.

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