L'heure au Japon

Parution dans le n°154 (novembre-décembre 2025)

Résultat d’influences gastronomiques diverses, le tako-raisu cartonne. / DR

Le succès du tako-raisu illustre à quel point la gastronomie évolue au gré des rencontres et des mélanges.

La cuisine okinawaïenne est réputée pour sa singularité, liée à la fois à son insularité et à sa culture. Les îles d’Okinawa et ses alentours, riches en produits de terroir et dotées d’un art de la table à l’identité forte, ont su inventer une gastronomie raffinée, tout en préservant la diversité des plats populaires. Une autre particularité de cette cuisine réside dans sa capacité à intégrer des produits venus d’ailleurs, comme l’algue kombu du nord du Japon, apportée par les bateaux de commerce kitamae-bune. La proximité géographique avec d’autres pays asiatiques a également donné naissance à de nombreux mets traditionnels à base de porc et de chèvre, ainsi qu’à la fabrication d’un tofu ferme à la chinoise.

La présence de nombreux steakhouses, liée à l’implantation des bases militaires américaines, explique aussi l’introduction de produits comme le spam (une sorte de viande en conserve commercialisée aux Etats-Unis). Cette rencontre américano-japonaise a favorisé la création de nombreux plats de fusion, dont ce curieux mais savoureux tako-raisu. Il s’agit d’un néologisme formé à partir de deux mots : tako, qui vient ici non pas de “poulpe” (tako en japonais) mais des “tacos” mexicains, et raisu, transcription japonaise de “rice” (riz). Comme vous pouvez l’imaginer, c’est un plat composé de riz blanc sur lequel sont déposés les ingrédients classiques des tacos : viande de bœuf assaisonnée aux épices, tomates, laitue, parfois du fromage ou de l’avocat, le tout recouvert de sauce salsa.

La version officielle veut que ce plat ait été inventé dans les années 1980 dans un petit restaurant situé à proximité d’une base américaine pour satisfaire les Marines en quête d’un plat à la fois familier et riche en calories. Mais d’autres témoignages remontent aux années 1960 : dans certains steakhouses, les employés prenaient leur repas en déposant simplement de la viande à taco et de la sauce salsa sur un bol de riz. Ainsi s’est enclenché un processus de domestication du goût étranger, enrichissant peu à peu la cuisine okinawaïenne.

Aujourd’hui, le tako-raisu est très populaire sur l’île. On le trouve dans les cantines scolaires, les chaînes de restaurants, les boutiques de bentô et les kombini (supérettes ouvertes 24h/24). Il fait désormais partie intégrante du répertoire culinaire local, une sorte de “soul food” à l’instar des currys ou de l’omuraisu pour les Japonais de l’île principale.

La clef de son succès réside probablement dans le fait qu’il coche toutes les cases de la bonne street food : rapide à préparer, un goût simple apprécié de tous les âges, et une familiarité avec d’autres plats japonais composés de riz garni (les donburi, entre autres).

Un plat mexicain adopté par les Américains, puis réapproprié par les Okinawaïens… Cela peut sembler, à première vue, un cas original, mais en réalité, de nombreux plats italiens, par exemple, ont également été introduits au Japon par l’intermédiaire des Etats-Unis, où les communautés italiennes sont nombreuses.

Une culture culinaire n’est jamais homogène : elle porte en elle les traces des échanges qui l’enrichissent, même si ces rencontres se produisent parfois dans un contexte de tension, de violence ou de domination. C’est sans doute là que réside la singularité des échanges culinaires.

Sekiguchi Ryôko

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