Le réalisateur a construit une grande partie de sa légende cinématographique dans le quartier de Shibamata, à Tôkyô.
Depuis des temps reculés, en particulier depuis l’établissement du shogunat à Edo, Tôkyô a été divisé en deux parties distinctes. A l’ouest du château d’Edo où se trouve actuellement le Palais impérial, les vassaux du shogun avaient établi leurs grandes propriétés dans les collines de Yamanote tandis que les familles de marchands vivaient dans la partie orientale, à savoir Shitamachi, c’est-à-dire la ville basse. Même après la fin du régime shogunal et au début de la modernisation du pays, les classes moyennes inférieures ont continué à s’entasser dans cette partie de la ville, sur les deux rives de la Sumida, donnant à ces quartiers une forte identité populaire.
Quand on évoque Shitamachi, il y a peu d’icône culturelle aussi populaire parmi les Japonais que la figure de Tora-san. Le personnage principal de la série d’Otoko wa tsuraiyo [C’est dur d’être un homme] incarne l’Edokko typique toujours de bonne humeur et tellement peu Japonais dans son affirmation de soi. Tora-san, c’est bien sûr le représentant de Shibamata, le quartier populaire situé à l’est de l’arrondissement de Katsushika qui jouxte la préfecture de Chiba. C’est là que sa famille réside et qu’il revient au terme de chacune de ses aventures picaresques. C’est d’ailleurs sa statue qui nous accueille à la sortie de la gare. Shibamata a bâti une grande partie de sa notoriété grâce aux films de Yamada Yôji et son quartier commerçant s’adresse largement aux touristes, nombreux à patienter pour faire des photos devant le bronze de Tora-san.
Cela dit, le quartier offre bien d’autres attraits pour ceux qui veulent faire l’expérience de ce Tôkyô d’antan qui a désormais disparu du reste de la ville.
Après avoir salué Tora-san, nous nous dirigeons vers la gauche et nous passons une arche en bois décorée de motifs cubiques. Sur le chemin, nous croisons plusieurs boutiques dont celle d’un marchand de glaces à la patate douce. Au bout de 3 minutes, nous arrivons à un petit carrefour. Devant nous, un robot rouge vif, dont le corps est un ancien distributeur de boissons, nous invite à pénétrer dans un incroyable petit bâtiment. Au rez-de-chaussée, Haikara Yokochô propose des dagashi (sucreries traditionnelles) et d’autres produits. Mais le véritable trésor est composé par tout un tas de vieux jeux d’arcade avec lesquels les visiteurs peuvent s’amuser. Le 1er étage abrite le musée du jouet (Omocha hakubutsukan).
Ce n’est pas étonnant puisque l’arrondissement de Katsushika est célèbre pour ses fabricants de jouets. A partir des années 1930, chaque quartier possédait son dagashiya qui correspond aujourd’hui aux kombini, ces supérettes ouvertes 24h/24. Ces petites boutiques ne vendaient pas seulement des bonbons mais aussi de quoi grignoter. On y trouvait aussi les dagangu, de petits jouets en plastique, qui attiraient des hordes de gamins prêts à dépenser quelques pièces de monnaie pour posséder un de ces trésors.
A la droite du musée, une nouvelle arche marque l’entrée de la rue qui mène au Taishakuten, le principal temple du quartier. Longue de 200 mètres, elle a conservé un charme un peu suranné. C’est l’endroit idéal pour déguster des en-cas japonais traditionnels comme les dango, les senbei voire des tenpura, de l’anguille (unagi) ou des soba. Les aventuriers du goût pourront même essayer les tsukemono (légumes saumurés) ou les tsukudani (aliments mijotés dans la sauce de soja). A Shibamata, la spécialité du genre est la sauterelle (inago) dont le goût rappelle celui des crevettes. A proximité, n’oubliez pas de jeter un œil chez Toraya, une boutique qui a servi de décor à trois films de la série Otoko wa tsuraiyo, et chez Takagiya, un autre magasin qui apparaît souvent dans ces longs-métrages.
Après avoir rempli nos estomacs, rien ne vaut un peu de repos et une bonne séance de méditation. Nous passons donc la porte Niten du temple pour nous laisser porter par l’atmosphère. Fondé en 1629, ce lieu a été sélectionné en 2009 pour figurer parmi les 100 plus beaux lieux du Japon. Il possède notamment une galerie de sculptures, un superbe jardin et un magnifique pin Zuiryû no matsu dont les branches extraordinairement longues s’étalent devant le bâtiment du temple. La porte elle-même, bien qu’elle soit massive, est magnifiquement sculptée. Elle est flanquée de gardiens en bois sculpté.
Le Taishakuten est un endroit familier pour les amateurs des films de la série Otoko wa tsuraiyo. Dans le premier film de la série, Tora-san se rend au temple pour s’entretenir un moment avec le supérieur interprété par Ryû Chishû, acteur fétiche d’Ozu Yasujirô, avant de rentrer chez lui. Après être retournés sur nos pas, nous prenons à droite, puis une nouvelle fois à droite sur la rue principale qui mène jusqu’à la rivière Edo. Du haut de la digue que l’on trouve systématiquement dans le générique de début de la série, on peut admirer la majesté d’une des plus belles rivières de la capitale. Les habitants du quartier viennent y courir, faire du vélo, promener leur chien ou regarder des rencontres de baseball. Près de la rive, on remarque une petite jetée en bois entourée de quelques arbres. Il s’agit de Yagiri-no-watashi.
Cette construction comme d’autres a été créée par le shogunat au début de l’ère Edo pour faciliter la traversée de la rivière par les paysans. Celle qui se trouve à Shibamata est la seule qui reste à Tôkyô. Elle est très célèbre pour avoir occupé la vedette dans des chansons et des romans. On peut y emprunter un bateau pour passer de l’autre côté de la rivière.
Au terme d’une promenade d’une dizaine de minutes le long de la rivière, nous arrivons à Yamamoto-tei, l’ancienne résidence de Yamamoto Einosuke, un fabricant de composants pour appareils photos. Cet endroit est souvent utilisé comme lieu de tournage pour des films, des téléfilms ou des spots publicitaires. Même si on ne visite pas le bâtiment principal de style hybride, on peut faire une petite balade dans le jardin de style japonais. Un escalier situé en face du Yamamoto-tei nous conduit dans un parc à partir duquel on peut profiter d’une vue panoramique sur le temple Taishakuten, le Yamamoto-tei et la rivière Edo. C’est aussi un raccourci pratique pour se rendre au musée Tora-san auquel on accède par ascenseur.
Divisé en 15 parties, le musée est une plongée dans l’univers de la série Otoko wa tsuraiyo. En dehors des costumes, d’affiches ou de vidéos, il propose le décor de la boutique Kurumaya qui avait été monté au studio d’Ofuna. Parmi les surprises que ce musée nous réserve, on trouve un ensemble de scènes qui décrivent à la manière d’un kamishibai (théâtre de papier) la jeunesse de Tora-san, une partie de la vie du personnage que les films de la série n’abordent pas. Cette partie a été expressément créée par Yamada qui voulait donner au public des éléments pour qu’ils saisissent mieux la personnalité de Tora-san.
Et si vous voulez encore savoir plus sur les films de Yamada, vous n’avez qu’à traverser la rue et visiter le musée Yamada Yôji qui passe en revue les œuvres du réalisateur. Entre les descriptions des personnages et des commentaires sur le contexte social de chacun de ses films, le musée offre un passionnant tour d’horizon de la passion de ce cinéaste pour le 7e art.
Jean Derome