Mais avant cela, je décide de passer la nuit dans l’auberge tenue par Matsushita Shinji qui se trouve à une quinzaine de minutes de la gare d’Abashiri. Kagariya, c’est son nom, est implantée au bord du lac Notoro qui, en hiver, n’est qu’une vaste étendue de neige et de glace. Ce ryokan possède un grand bain, mais aussi quelques chambres avec un rotenburo (bain extérieur) dans lequel on se glisse avec volupté après une journée passée au milieu de la froidure. Mais le plus grand plaisir de cet établissement, c’est sa cuisine qui permet de découvrir la plupart des spécialités locales : du crabe aux huîtres géantes en passant par le saumon rose et le sébaste dont la réputation a largement dépassé les limites de la ville. Pour accompagner ces délicieux mets, je vous recommande la Ryûhyô Draft, une bière qui derrière sa surprenante robe bleue dégage une belle puissance. La première gorgée me replonge dans l’univers de Ken-san, notamment l’une des premières scènes de Shiawase no Kiiroi Hankachi quand il boit sa première bière après sa sortie de prison.
Décidément le souvenir de Takakura Ken me hante et je dois aller jusqu’au bout pour le remercier d’avoir été mon compagnon de voyage et de m’avoir offert pendant tant d’années des plaisirs cinéphiliques intenses. Je quitte au petit matin Kagariya après un petit déjeuner digne d’un restaurant étoilé pour reprendre le train en sens inverse. Avant de partir, je télécharge un autre film : Eki (Station) qui constitue à mes yeux un des films les plus émouvants interprétés par Ken-san et la merveilleuse Baishô Chieko en patronne d’un izakaya. Le long métrage signé lui aussi Furuhata Yasuo va me permettre de patienter jusqu’à Fukagawa où je changerai de train pour prendre la ligne Rumoi en direction de Mashike. C’est dans ce petit port qu’une partie du film a été tournée en 1981. Mais j’apprends que la compagnie de chemin de fer JR Hokkaidô a décidé de la fermer le 20 décembre 2016 faute de rentabilité. Pourtant, me dit-on, des touristes comme moi en quête de Ken-san étaient nombreux à se rendre jusqu’à la gare de Mashike. Pas assez, semble-t-il. La municipalité a toutefois décidé de consacrer un peu de son budget à l’entretien du bâtiment à la mémoire de Ken-san comme cela a été fait pour la gare d’Ikutora, sur la ligne Nemuro, où fut tourné Poppoya. Je reprends alors le train vers Sapporo dans l’espoir de recroiser l’homme qui a bouleversé une partie de mon plan de voyage. Mais lorsque j’arrive en début de soirée, les quais sont déserts. A l’extérieur, la neige tombe à gros flocons. Au bout du quai, là où il n’y a pas de toit, j’aperçois une silhouette dans la pénombre. Ken-san ? De peur d’être déçu, je préfère rebrousser chemin et garder en tête l’image de Takakura Ken, la tête en l’air attendant l’arrivée du train.
Odaira Namihei