“Le soleil peut apparaître à tout moment”, répète régulièrement un homme avec son mégaphone. A mesure que la bande de lumière argentée prend de l’ampleur dans le ciel, des îles fantomatiques émergent de la mer comme des queues de dragons, tandis que les réverbères de la ville endormie scintillent comme des étoiles oranges.
Soudain, le son des tambours et des chants rompt le calme. Un moine apparaît vêtu d’une robe orange, suivi d’un groupe de cinq personnes. Personne ne les regarde. Juste à ce moment-là, au-dessus des lointaines montagnes où le soleil devrait apparaître, un ensemble de nuages noirs s’est enroulé autour comme une écharpe sale, à la grande consternation de l’homme au mégaphone et de tous les autres. Et si l’impensable se produisait ? Si le soleil ne se montrait pas avec tous ces gens qui guettent le premier lever de soleil de l’année ?
Mais comme par magie, il apparaît. Tel un rideau de scène cosmique, la boule rouge parfaite du soleil se lève à travers les nuages figés, suscitant un soupir de soulagement collectif de la part des spectateurs. En un instant, la mer passe d’un gris prononcé à une teinte dorée éblouissante, avec des diamants qui dansent sur la crête de chaque vague. Les tambours et les chants des cinq personnes montent crescendo, donnant une touche primitive à la situation. Les montagnes toujours recouvertes d’une brume nocturne scintillent comme de la poussière d’or lorsqu’elles sont frappées par les premiers doigts de ce soleil du Nouvel an. Magnifique… C’est alors que l’homme au mégaphone annonce que le soleil s’est bel et bien levé. Tout le monde lève les bras en l’air et crie avec vigueur trois fois “banzai” avant d’applaudir à tout rompre. Voilà c’est fini. Dans cinq minutes, tout le monde sera rentré chez lui. A mesure que le soleil monte, donnant sa couleur au monde, le moment magique du passage du gris au doré a disparu. “Maintenant, tout est déjà rose, jaune, vert. C’est devenu une carte postale”, comme dit l’Antigone de Jean Anouilh.
Pendant ce temps, en bas de la colline, les rues restent désertes, à part les membres de cette famille réunie autour d’un récipient en pierre qui martèlent un énorme monticule de riz armés de maillets en bois. Ils préparent le mochi, traditionnel gâteau de riz gluant du Nouvel An.
Où sont les autres ? Pour les trouver, rendez-vous au sanctuaire shintoïste le plus proche. Ils sont des milliers. Les gens ont commencé à s’y rendre dès les 12 coups de minuit et vont continuer à le faire pendant quatre jours ou plus. Le sanctuaire Meiji, à Tôykô, va à lui seul accueillir près de 3 millions de visiteurs. C’est une tradition connue sous le nom de hatsumôde, c’est-à-dire la première visite de l’année au sanctuaire. Tout ce qui est premier est considéré comme très favorable à cette époque de l’année à l’instar du premier lever de soleil, de la première visite au sanctuaire ou de la première cérémonie du thé. Il y a même une expression pour le premier rire (waraizome) et le premier rêve de l’année (hatsuyume). Mais c’est la première visite au sanctuaire qui compte le plus.
Le sanctuaire le plus grand et le plus populaire de Hiroshima est Gokoku Jinja, à côté du château. Il s’agit donc du lieu idéal pour hatsumôde. Toute la ville s’y est donnée rendez-vous : des femmes vêtues de leur plus beau kimono en fourrure aux punks aux cheveux roses accompagnés de leurs petites amies chaussées de bottes à plateforme. Des gens de toutes sortes et de tous âges parcourent les sentiers autour du sanctuaire.
Pour atteindre le bâtiment principal du sanctuaire, il y a une impressionnante file d’attente qui s’est formée depuis minuit. Pourtant, l’atmosphère reste joyeuse. Il existe un protocole strict à suivre : il faut commencer par se laver les mains au grand bassin en pierre situé à l’entrée, à l’aide d’une longue louche en bambou. Il s’agit d’un acte de purification rituelle. Ensuite, on se dirige vers le bâtiment principal du sanctuaire où l’on frappe deux fois dans ses mains pour réveiller la divinité du sanctuaire. On s’incline avant de jeter de l’argent dans une énorme boîte drapée de blanc et de faire un vœu. Les étudiants prient pour réussir leurs examens. Les autres demandent la fortune ou la bonne santé.