Il est l’un des derniers quartiers de la capitale à avoir résisté aux changements liés à la modernisation de la capitale.
Dans un Tôkyô en constante évolution, les quelques vestiges du passé sont rasés au bulldozer pour faire place à de nouvelles structures en acier et en verre. Cependant, il existe un endroit au cœur de la ville où la tradition est encore valorisée. Bienvenue à Kagurazaka.
Pendant la période d’Edo (1603-1868), ce quartier relativement petit était situé juste à la limite des douves extérieures du château d’Edo et s’est rapidement imposé comme un quartier de divertissement avec de nombreuses maisons de geishas et des restaurants. Certains de ces établissements ont survécu aux nombreux changements et tragédies qu’a connus la ville au cours des quatre cents dernières années, et leur présence imprègne la culture et l’atmosphère du quartier.
Kagurazaka est divisé en deux par la rue homonyme de 500 mètres qui, depuis la gare d’Iidabashi, grimpe la colline sur laquelle elle a été construite. La rue elle-même attire beaucoup de visiteurs occasionnels et de touristes. C’est aussi l’un des endroits les moins intéressants du quartier, car de nombreux magasins et restaurants locaux ont été remplacés par les habituels fast-foods, chaînes de restaurants et cafés que l’on trouve partout ailleurs.
Une caractéristique curieuse de cette rue est qu’il s’agit d’une “artère à sens unique alterné”, ce qui signifie que le matin, le trafic automobile se déroule vers le bas alors que l’après-midi, il change de sens. Elle est également complètement fermée à la circulation entre 12 h et 13 h, et de 12 h à 19 h les dimanches et jours fériés. Ce système a été mis en place en 1956, à une époque où la rue n’avait pas de trottoirs et où les gens se plaignaient du danger qu’il y avait à négocier la pente étroite dans une circulation intense à double sens. Selon la légende urbaine, ce schéma alternatif particulier a été conçu pour favoriser le puissant politicien (et futur Premier ministre) Tanaka Kakuei, qui faisait quotidiennement la navette entre sa maison de Mejiro et le Parlement ou le quartier des ministères dans le centre-ville.
Les curiosités historiques mises à part, le véritable cœur de Kagurazaka se cache dans le dédale de ruelles sinueuses et d’escaliers étroits de part et d’autre de la pente, où le kagai ou hanamachi (“quartier des fleurs”, c’est-à-dire celui des geishas) continue de vaquer tranquillement à ses occupations, la plupart du temps à l’insu des passants. En montant la pente, prenons la deuxième rue à gauche. Nous arrivons rapidement à Atami-yu, un bain public qui était autrefois une sorte de lieu de rencontre pour la communauté très soudée des personnes qui vivaient et travaillaient dans le quartier. Dans les années 1950, selon le propriétaire, environ 200 geishas s’y rendaient chaque jour, lorsque Kagurazaka était l’un des nombreux centres de divertissement florissants de Tôkyô et que les bains privés étaient un luxe rare. C’est à cette époque que la geisha Kagurazaka Hanko, devenue chanteuse, a connu un grand succès avec la chanson Geisha Warutsu (Geisha Waltz).
Atami-yu est stratégiquement situé au pied du pittoresque escalier Atami-yu Kaidan, également appelé Geisha kôji (ruelle des geishas), car il relie le bain public au Kenban où s’exercent les geishas. Ce bâtiment anodin de deux étages abrite également le bureau qui gère le travail des geishas et sert d’intermédiaire entre les maisons de geishas et les ryôtei (restaurants traditionnels) où elles rencontrent leurs clients. Le kagai de Kagurazaka a été créé en 1857 et, grâce à sa proximité avec les centres politiques et économiques de la ville, il est devenu le premier quartier de divertissement du centre-ville, au point d’être connu sous le nom de Yamanote Ginza. Par miracle, les établissements locaux sont tous sortis presque indemnes du grand tremblement de terre qui a frappé la capitale en 1923. Dans les années 1930, quelque 600 geishas travaillaient pour 150 ryôtei.
C’était une époque où l’on entendait partout le son du shamisen et, après le coucher du soleil, les rues étaient pleines de personnes qui vivaient dans les résidences voisines. Entre faire du shopping, dîner, aller au cinéma ou assister à une représentation théâtrale, Kagurazaka était alors synonyme de plaisir.
Selon Sakurai Shin’ichirô, ancien président de l’Association Kagurazaka, le quartier est resté actif jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais lorsque le cours du conflit s’est dégradé, les geishas ont dû rejoindre des groupes de volontaires et sa famille a dû prêter son ryôtei à une entreprise de construction électrique basée en Mandchourie. Kagurazaka a été rasé par les bombardements aériens américains, mais il a rapidement repris ses activités peu après la guerre. Lorsque Katayama Tetsu, du Parti socialiste, est devenu Premier ministre en 1947, il a ordonné à tous les ryôtei de rester fermés, mais les propriétaires laissaient entrer leurs clients par la porte arrière.
Finalement, le monde des geishas s’est avéré plus résistant que le gouvernement (probablement parce que les ryôtei offraient à de nombreux politiciens et entrepreneurs un lieu discret où ils pouvaient tenir leurs réunions de haut niveau) et, dans les années de forte croissance économique, le quartier a retrouvé son apogée d’avant-guerre. Pourtant, au début des années 1960, on ne comptait plus que 250 geishas et qu’une cinquantaine de ryôtei. De nos jours, il ne reste qu’une poignée de geishas (il y en avait 18 en 2016, âgées de 20 à 70 ans), qui travaillent pour les quatre ryôtei survivants. Ces restaurants exclusifs sont situés dans la partie droite de la rue Kagurazaka et n’acceptent, comme par le passé, les nouveaux clients que sur recommandation. Mais avant de traverser la rue principale, rendons visite au principal lieu de culte de Kagurazaka, le Zenkoku-ji.
Gardé par une paire de tigres de pierre à l’allure grotesque, ce temple bouddhiste est consacré à Bishamonten, l’un des sept dieux de la chance et, selon la croyance locale, source de la fortune de Kagurazaka. Le Zenkoku-ji fait même une apparition dans Botchan (trad. par Hélène Morita, Motifs), sans doute le roman le plus célèbre de Natsume Sôseki, où le protagoniste assiste à une foire dans l’enceinte du temple et attrape une carpe avant de la laisser tomber l’instant d’après.
Juste en face de la porte rouge vif qui marque l’entrée du Zenkoku-ji, on vous pardonnera de ne pas avoir remarqué le passage très étroit entre deux boutiques, à peine assez large pour laisser passer une personne. C’est la porte magique de Hyôgo Yokochô (Passage de l’arsenal). Pendant la période Sengoku (XVe-XVIe siècles), des marchands d’armes vivaient ici, mais aujourd’hui, le quartier abrite les ryôtei survivants, d’autres restaurants à l’allure raffinée et quelques hôtels traditionnels.
Marcher sur ces chemins pavés est l’un de ces rares plaisirs que l’on ne peut apprécier qu’à Kagurazaka. Le côté droit du quartier est un véritable labyrinthe de ruelles étroites et d’impasses, dont la bien nommée Kakurenbo Yokochô, où se perdre fait partie du plaisir. Kakurenbo signifie “cache-cache” et a apparemment reçu son nom parce que c’est l’endroit idéal pour se cacher des regards indiscrets. En effet, essayez de suivre un personnage en vue en visite dans le quartier des geishas et vous ne manquerez pas de le perdre une fois qu’il sera entré dans le labyrinthe aux murs de bois noir. L’une des auberges les plus célèbres du quartier se trouve à l’extrémité de Hyôgo Yokochô. Le Wakana est un vieux ryokan (auberge traditionnelle) au passé chargé d’histoire. Ouverte en 1954, elle a accueilli pendant de nombreuses années des romanciers et des scénaristes qui avaient besoin d’un peu d’intimité et d’inspiration pour produire leurs œuvres. Yamada Yôji (voir Zoom Japon n°49, avril 2015) et Terayama Shûji ne sont que deux des nombreuses personnalités qui ont séjourné dans l’une de ses cinq petites chambres.
Si vous voulez suivre leurs traces, il vous faudra être patient car le Wakana est actuellement en cours de rénovation par Kuma Kengo (voir Zoom Japon n°109, avril 2021). Cet architecte de renommée mondiale est un nom familier à Kagurazaka : non seulement il y vit, mais son agence a récemment rénové Akagi Jinja, un sanctuaire shintoïste construit à l’origine pendant la période Edo par un riche immigrant de la préfecture de Gunma.
Le sanctuaire rénové est une version unique du modèle de sanctuaire traditionnel, tout en verre et en bois poli. C’est aussi l’une des rares concessions à la modernité et à l’exotisme que les habitants ont permises au fil des ans. L’autre élément étranger notable est la présence gauloise omniprésente mais discrète, principalement sous la forme de bistrots et autres restaurants vantant les mérites de la cuisine française. La connexion française avec Kagurazaka remonte à 70 ans, avec la création, en 1951, de l’Institut français voisin. Mais même avant cela, en 1947, la Librairie Ômeisha, spécialisée dans les livres français et sur la France, avait ouvert dans une rue tranquille de l’autre côté de la gare d’Iidabashi. Les expatriés français n’ont pas tardé à suivre, et avec eux une foule de restaurants qui répondaient à leurs goûts – et aux palais raffinés des habitants.
Malgré le fascinant mélange d’éléments japonais et européens de Kagurazaka, la tradition domine toujours, la modernité n’est autorisée qu’à petites doses et le paysage urbain est toujours dominé par des bâtiments de deux et trois étages. La seule grande exception à la règle – et source d’innombrables plaintes – est la gigantesque résidence, de 80 mètres et 26 étages, construite, en 2003, à côté du parc Jinai.
A propos, l’endroit où se trouve aujourd’hui ce petit parc sans charme a joué un rôle important dans l’histoire de Kagurazaka. Comme son nom l’indique, cet endroit était à l’origine occupé par un temple, le Gyôgan-ji, où des personnages historiques majeurs tels que Ôta Dôkan, célèbre samouraï et poète, venaient vénérer la déesse Senju Kannon. Devant la porte du temple se trouvait une auberge, et chaque fois que le troisième shogun Iemitsu venait pratiquer la fauconnerie, il s’y arrêtait pour prendre un repas rapide. Puis, vers 1857, une partie de cette zone est devenue un lieu d’excursion et de loisirs, permettant l’établissement du monde des geishas. On dit que de nombreux artistes, amuseurs et célébrités y étaient des habitués. Parmi eux, l’écrivain Natsume Sôseki écrivit plus tard quelques textes où il se remémorait l’époque où, enfant, il jouait dans l’enceinte du temple avec son cousin. Finalement, en 1907, le Gyôgan-ji a été déplacé vers un autre endroit de la capitale, laissant derrière lui le petit parc et, aujourd’hui, l’affreuse résidence.
Kagurazaka a eu une longue et intense histoire d’amour avec les nombreux artistes et lettrés qui ont vécu dans le quartier. Pendant les ères Meiji (1868-1912) et Taishô (1912-1926), elle a été dépeinte en mots et en peintures par des artistes comme les écrivains Ozaki Kôyô, Izumi Kyôka et le peintre Kaneko Mitsuharu. Izumi, en particulier, était étroitement lié au monde des geishas et a même écrit le roman Onna Keizu, basé sur sa relation avec une geisha et adapté de nombreuses fois au cinéma. D’ailleurs, le quartier a souvent été choisi comme lieu de tournage. Par exemple, Hana wa Hanayome [La fleur se marie] – jeu de mots sur hana (fleur) et hanayome (mariée) – est un téléfilm de 1971 sur une geisha travaillant dans le quartier qui épouse le propriétaire d’un magasin de fleurs local. L’actrice populaire Yoshinaga Sayuri y jouait la protagoniste et a appris d’une vraie geisha comment se déplacer et se comporter. Plus récemment, Ninomiya Kazunari (membre du très populaire groupe Arashi) a joué dans Haikei, Chichiue-sama [Mon très cher père], une série télévisée de 2007 relatant les vicissitudes d’un restaurant établi de longue date à Kagurazaka qui lutte pour survivre dans un contexte de changement.
Pour ceux qui se sentent plus aventureux, le charme du quartier s’étend au-delà des ruelles qui entourent immédiatement la rue principale. Si vous marchez en direction de la station de métro Ushigome-Kagurazaka, par exemple, vous arriverez au sanctuaire Wakamiya Hachiman. C’est ici que l’on pratiquait autrefois le kagura (forme théâtrale destinée à plaire aux dieux, voir Zoom Japon n°76, décembre 2017).
Kagurazaka a toujours été un quartier résidentiel de haut standing, et aujourd’hui encore, il conserve l’aspect et la sensation de sa fortune passée. Vous ne trouverez pas ici de tours d’habitation car les résidents de longue date sont réticents à vendre leur terrain.
Si vous passez assez de temps dans les impasses et les endroits cachés, vous tomberez peut-être sur deux vestiges des années 1950 qui ont été enregistrés comme biens culturels tangibles par l’Agence pour les affaires culturelles : les résidences des familles Suzuki et Issuiryô. Cette dernière structure a été construite, en 1951, comme un dortoir de charpentier. Elle a ensuite été transformée en appartement locatif et est actuellement utilisée comme bureau. Les deux maisons sont des exemples rares et magnifiques de l’époque Shôwa (1926-1989), de véritables dinosaures en termes d’architecture à Tôkyô. Elles ont été récemment renforcées pour résister aux tremblements de terre et devraient donc être encore là pendant un certain temps.
Ces trésors cachés, et bien d’autres, se trouvent à Kagurazaka, un petit morceau de l’ancien Japon où le temps ne s’est peut-être pas arrêté, mais où il s’est ralenti à un rythme tranquille. En 1930, la chanson à succès Shin Tôkyô Kôshinkyoku [La nouvelle marche de Tôkyô] tressait les louanges de la petite colline où l’on pouvait sentir la présence de Bishamonten et où les ruelles étaient pleines de jolies maiko (apprenties geishas) et de plantes en pot. Les maiko ont peut-être disparu, mais Bishamonten, les fleurs et l’atmosphère magique de Kagurazaka sont bel et bien toujours là.
Gianni Simone