Notre journaliste a parcouru la célèbre artère dans le sens sud-nord pour en découvrir les secrets.
Traverser Okinawa en voiture est une expérience à ne pas rater pour découvrir les paysages mais aussi l’histoire de cette île, la plus grande de l’archipel. Au départ de Naha, la nationale 58 longe en effet la côte du sud au nord en passant par des vestiges historiques, des plages paradisiaques et des forêts endémiques. C’est la route que j’emprunte pour me rendre d’abord dans la péninsule de Motobu, à 80 kilomètres m au nord-ouest de l’île, un point d’entrée pour explorer la nature sauvage du nord d’Okinawa, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco en 2021.
C’est d’abord un décor surprenant de magasins de dépôts militaires, de burgers et de centres commerciaux aux enseignes bilingues que nous traversons après Naha. Héritage de la Seconde Guerre mondiale, l’île d’Okinawa est indissociable de ses dix bases américaines. Environ 30 000 GI’s y sont stationnés, soit 75 % des forces américaines présentes au Japon. La base aérienne de Kadena, immense champ barbelé, aligne ses Ospreys en plein cœur de la ville de Chatan, peuplée de 28 000 habitants. Servant au ravitaillement militaire, ces avions impressionnants de plus de 20 tonnes survolent régulièrement l’île.
Sous les palmiers, on croise des soldats tatoués en train de faire leur jogging en fin d’après-midi. Mais contrairement à Chatan, les rues de la péninsule de Yomitan sont peuplées de restaurants et de bars aux volets clos. Ouverts en plein cœur de la guerre du Vietnam, la plupart des villages américains d’Okinawa ont dépéri. Seul le café Malibu avec sa statue de la liberté érigée sur le toit semble ouvert. A l’intérieur, au milieu des photos en noir et blanc des stars d’Hollywood, un Américain mange un hamburger en admirant les derniers rayons du soleil sur la plage de Malibu. Des dizaines de camps militaires sont éparpillées sur l’île, mais Kadena est la dernière base sur la côte ouest.
Nous entrons dans Onnason. La route longe de très beaux paysages côtiers jusqu’à la grande ville de Nago, bordée de complexes hôteliers. Je quitte la 58 pour m’enfoncer dans la péninsule de Motobu et pose mes bagages au motel on the Beach Lue à la nuit tombée. Avec ses chambres modernes ornées d’une terrasse qui donne directement sur la plage, ce petit hôtel n’est pas sans charme. Mais le patron me murmure que depuis quelques années, la plage n’est plus ce qu’elle était. En effet, des chalutiers remuent jour et nuit le sable pour extraire du gravier. Il faut passer sur le versant nord de la péninsule pour goûter vraiment au charme des tropiques.
Brusquement le trafic se fait moins dense. Au son mélodieux des passereaux uguisu, nous entrons dans Nakijin-son, le village de Nakijin, surplombé par une imposante forteresse. Inscrit parmi les neuf sites du patrimoine mondial d’Okinawa, la château de Nakijin est un excellent point d’entrée pour comprendre l’histoire de cette région qui faisait partie autrefois de l’archipel des Ryûkyû, étroitement lié à la Chine. “Les Ryûkyû étaient indépendants du Japon central jusqu’au début du XVIIe siècle et constitué de trois royaumes, le sud, le centre et le nord. Le château de Nakijin était la porte d’entrée du royaume du Nord”, explique la guide, Yoko Junko, en arpentant les vieilles pierres qui montent vers la forteresse. Construit par un souverain du nom de Han Anchi à la fin du XIIe siècle, le château n’est plus que ruines, mais il reste une imposante muraille de 1,5 km et une vue époustouflante sur la jungle et la mer de Chine méridionale.
“Le roi du Nord contrôlait tout l’actuel Motobu et traitait directement avec la Chine. En 1422, le château a été envahi. Han Anchi a tailladé cette pierre avec son épée avant de se suicider”, poursuit la guide en montrant l’impact légendaire. “On a retrouvé l’épée dans la rivière. Elle est exposée à Naha. Vous entendez ? Cette rivière est en bas dans la jungle, elle est là depuis 5 000 ans !” Nous tendons l’oreille vers le bruissement de l’eau qui court sous l’épaisse canopée. “Le château fut ensuite la résidence d’un administrateur du royaume jusqu’à l’invasion des Satsuma en 1609. Puis le château a brulé. Mais les gens de Nakijin ont continué de venir honorer les sites sacrés à l’intérieur de la forteresse”, ajoute la guide en montrant un utaki, un site sacré autour d’une pierre où sont honorés les ancêtres et les divinités de la nature. Croyance animiste toujours vivante dans les îles Ryûkyû, les cérémonies utaki sont tenues par les prêtresses chamans, les norô. Le musée du centre culturel et historique de Nakijin à l’entrée du château expose des photos de ces rituels qui orchestrent la vie de chaque village d’Okinawa. “Pendant la guerre, les gens de Nakijin ont voulu empêcher les américains de pénétrer dans l’enceinte de la forteresse avec leurs chars et ont construit un escalier en pierre à la place de la route !”
En 1945, Okinawa est le théâtre du dernier acte de la guerre du Pacifique. Japonais et Américains s’entretuent pendant 80 jours. 150 000 civils perdront la vie. La guide regarde le soleil décliner sur la jungle avant de se dépêcher de descendre. Après la bataille d’Okinawa, les remparts du château sont devenus l’habitat de nombreux habu, crotales très venimeux des îles Ryûkyû. Ils sortent à la tombée du jour pour protéger les forêts et les vieilles pierres des intrus.
La route magnifique traverse les champs de bananiers jusqu’au village de Nakijin peuplé de 9 000 âmes. Depuis la pointe orientale de la péninsule, des ferrys sont en partance vers les îles plus lointaines d’Izenajima et Iheyajima. Mais deux d’entre d’elles sont accessibles par route. Un premier pont enjambe la mer jusqu’à la petite île de Yagajijima, couverte de rizières et de plages. A l’embouchure du deuxième pont qui la relie à son tour à l’île de Korijima, la vue sur la baie bordée de jungle qui tombe sur les eaux transparentes de l’estuaire est splendide. Le grand pont débouche sur la grande plage de sable blanc de Kori et le port bordé de cafés et de restaurants. La route serpentée longe des champs de canne à sucre jusqu’à l’extrémité nord de l’île où se trouve la plage de Heart Rock connue pour être le rendez-vous des amoureux. Baignant dans une eau turquoise, deux rochers en forme de cœur se font face. Les alentours sont tout aussi splendides, avec des belles criques ombragées de palmiers kewra (adan), aux pains à vis parfumés.
Il n’y a aucun commerce à part quelques belles maisons d’hôtes à la toiture rouge traditionnelle qui proposent un hébergement de luxe autour de patios fleuris et de spas. Vers le port, je m’arrête à l’auberge Shirasa pour déguster la spécialité des Ryûkyû, le champurû, un plat sauté avec tôfu, œufs et jambon, accompagné d’algues au vinaigre de riz et de concombres amers gôyâ (voir pp. 22-23). La tenancière fait partie des 300 natifs de l’île et soupire devant le manque de visiteurs. Okinawa comme le reste du Japon est fermé aux touristes depuis presque deux ans.
De retour à Nakijin au soleil couchant, il fait bon se prélasser sur la belle plage de Nagahama, dont les eaux calmes sont idéales pour nager et faire du kayak. A marée basse, des pêcheurs marchent pour ramasser des crustacés jusqu’à la barrière de corail. Quelques auberges du coin ont des terrasses avec vue sur mer comme le Resort et Spa Nakijinson qui propose des séances d’aromathérapie dans un cadre superbe. Plusieurs restaurants proposent aussi la spécialité locale, le bœuf de Motobu, nourri avec de la levure de bière locale, la non moins fameuse Orion !
Je récupère la route 58 en direction du cap Hedo, qui marque l’extrémité nord de l’île. Au niveau du village d’Ogimi, des ateliers locaux présentent le travail artisanal du bashôfu, un textile tissé à partir de la tige des bananiers qui donne une couleur et une élégance inimitable au kimono des îles Ryûkyû. Léger et transparent, le bashôfu est idéal pour le climat tropical. Ogimi est aussi connu pour être le village de la longévité ! Une association a même conçu un éco-tourisme avec des séjours chez l’habitant pour découvrir les secrets des centenaires du village. Ils vous diront de manger beaucoup de shikuwasa, ce petit fruit acidulé entre le citron et la mandarine qui contient des anti-oxydants.
La nature se fait plus foisonnante au fur et à mesure que nous progressons vers la région la moins peuplée d’Okinawa. A cheval sur Ogimi, Kunigami et Higashi, s’étend le parc national de Yanbaru, inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco en 2021. Vaste étendue vierge, il faut (malheureusement) passer par le parc payant de Daisekirinzan pour l’arpenter sans risquer de s’y perdre. Avec ses quatre circuits à thèmes agrémentés de panneaux explicatifs, il a des airs de parc d’attractions qui détonne avec la nature primitive. Mais cela en vaut la peine. Dès les premiers pas, on est stupéfait par la beauté de cette forêt de pierres et d’arbres millénaires. Daisekirinzan désigne une forêt qui a été formée dans la mer il y a 250 millions d’années à l’ère paléozoïque. Les roches calcaires sont en réalité des coraux qui se sont érodés avec les vents et la pluie pour donner naissance à des formes extraordinaires. Que le parc n’hésite pas à classer en “Godzilla”, “Chameau” ou même “Picasso” ! De nombreux sites animistes sont encore visibles autour de rochers aux allures de menhirs. Les natifs des Ryûkyû appellent cette forêt sacrée “Ashimui”, dont les quatre pics emblématiques étaient vénérés par les rois de la dynastie des Ryûkyû. De ces sommets, on admire la vue plongeante sur les 210 km2 de forêt subtropicale couvertes d’impressionnants banyans et de gigantesques cycas. Outre des espèces endémiques comme le pic et le râle d’Okinawa, Yanbaru comporte dans sa partie sud une mangrove. Pendant l’ère Shôwa (1925-1989), la forêt approvisionnait le royaume en bois de chauffe et de construction pour construire les navires. A présent, la partie orientale de cette forêt abrite toujours le plus grand site d’entraînement des Marines américains stationnés sur l’île, soit environ 7 800 ha de “zone d’entraînement en jungle” depuis 1958. L’inscription du site au Patrimoine mondial de l’Unesco a relancé le débat sur la coexistence de cet écosystème unique avec la pollution sonore des bases militaires.
La nationale 58 me mène finalement au cap Hedo, le point le plus septentrional d’Okinawa d’où on peut apercevoir l’île de Yoron. L’océan vient se fracasser sur les récifs coralliens en dégradés de bleus et de verts. Sur cette côte balayée par les vents, se dresse un monument qui commémore la rétrocession d’Okinawa au Japon en 1972. Alors que l’archipel fête cette année les 50 ans de cet événement, beaucoup d’habitants de Yanbaru prient plus que jamais pour la restitution de leur précieuse forêt. Comme en écho, le soleil vient éclairer les quatre pics d’Ashimui.
Alissa Descotes-Toyosaki
Conseils pratiques
Vols charters Tokyo-Naha plusieurs fois par jour.
On trouve plusieurs agences de location de voitures à prix compétitifs autour de l’aéroport (service de navette inclus dans la réservation). Evitez l’autoroute et privilégiez la nationale 58 qui remonte jusqu’au cap Hedo (120 km). Elle se divise par endroits en deux routes, dont une serpente le long de la côte. Paysages magnifiques garantis !
Resort et Spa Nakijinson (https://iyashinakijin.com)
Trois bungalows de style japonais avec frigo et kitchinette.
Musubiya (https://musubiya.co)
Auberge parfaite pour les petits budgets en chambres individuels ou dortoirs sobres. Le jardin offre une vue sur la mer avec une grande terrasse idéale pour les barbecues. Cuisine commune et ambiance conviviale.