Située à une heure de Takamatsu, l’île, qui a abrité jusqu’à 400 brasseries, cherche de nouveaux débouchés.
Que vous soyez amateurs de cinéma, d’huile d’olive ou de sauce soja, les raisons de se rendre à Shôdoshima ne manquent pas. Et pour peu que vous ne soyez venu que pour assouvir une seule envie, il est fort probable que vous aurez envie de vous intéresser aux autres charmes de cette île située au large de Shikoku, à une heure de Takamatsu en ferry. La traversée de la mer Intérieure est en soi déjà une bonne raison d’y aller car elle permet de saisir toute la beauté de cette région et de profiter du spectacle de toutes ces îles que le bateau croise sur sa route le menant à Tonoshô, le principal port desservi de l’île. La crise sanitaire a perturbé les liaisons avec Shôdoshima, puisque l’autre port de l’île, Sakate, a été quelque peu négligé alors qu’il dessert sa partie orientale où se trouvent notamment le quartier des brasseurs de sauce soja et le village du cinéma.
Il existe bien un service de bus pour circuler dans l’île, mais ils sont peu nombreux. Il faut donc bien caler ses déplacements à l’intérieur de l’île pour être sûr de ne pas manquer les rares passages de ces bus surtout utilisés par les personnes âgées et les écoliers. Si l’on choisit ce mode de transport, mieux vaut ne pas avoir peur de marcher car, à la différence du train, les horaires sont plus aléatoires. Aussi est-il recommandé de louer une bicyclette grâce à laquelle vous pourrez découvrir cette merveilleuse île à votre rythme et sans stress. A deux pas du terminal de ferry, à Tono-shô, Shôdoshima Cycle Station jouxte l’hôtel Okido et vous propose de louer à la journée des vélos à assistance électrique pour 2 000 yens (environ 14 €) qui vous permettront de parcourir éventuellement les 82 kilomètres du tour de l’île ou tout simplement de vous rendre dans ses différents lieux d’intérêt localisés pour la plupart le long de sa côte méridionale.
Pour de nombreux Japonais, Shôdoshima est avant tout le lieu de tournage de plusieurs grands films parmi lesquels Vingt-quatre prunelles (Nijû-shi no hitomi, 1954) de Kinoshita Keisuke ou Yôkame no semi [La Cigale du huitième jour, 2011] de Narushima Izuru adapté roman éponyme de Kakuta Mitsuyo (voir Zoom Japon n°70, mai 2017). Le premier est le plus connu et sans doute l’un des plus émouvants jamais tournés. L’histoire se déroule à Shôdoshima et raconte l’histoire d’une jeune institutrice interprétée avec brio par Takamine Hideko qui va s’occuper d’une classe de 12 élèves avant guerre et avec qui elle se réunira après la défaite du Japon. Outre le caractère tragique de ce récit qui montre combien l’engagement du Japon dans le conflit contre la Chine puis contre les Etats-Unis a été fatal pour la jeunesse du pays, le film constitue un beau témoignage de la vie sur cette île dans la première moitié du XXe siècle. On y découvre à la fois la dureté des conditions de vie pour la plupart des habitants, mais aussi l’importance des fabricants de sauce soja dont on aperçoit à plusieurs reprises les bâtiments. C’est pour célébrer ce film et pour illustrer le cadre idyllique de l’île pour les cinéastes en quête de paysages magnifiques qu’a été inauguré le Village du cinéma des Vingt-quatre prunelles (Nijûshi no hitomi Eigamura) à la pointe sud de l’île, à environ 15 minutes en bus du port de Sakate. On y a reconstitué la fameuse salle de classe du film et on y a construit un ensemble de maisons qui abritent pour certaines des expositions autour du cinéma, et pour d’autres des boutiques et des restaurants. Ceux qui n’ont jamais eu la chance de voir le long-métrage de Kinoshita peuvent le visionner gratuitement dans une petite salle de cinéma qui fleure bon les années 1950 et qui dispose au premier étage d’un bar et d’une boutique réservée aux fans du 7e Art.
Si l’on peut comprendre le désir de promouvoir le cinéma à Shôdoshima, on peut toutefois s’étonner du besoin de reconstituer la salle de classe du film alors qu’à 500 mètres de là se trouve l’originale parfaitement préservée et que l’on peut visiter d’ailleurs grâce au même billet d’entrée (790 yens / 5,40 €). Le bâtiment en bois construit en 1902 a servi d’école jusqu’en 1971. Le parcourir procure une belle émotion d’autant qu’on y propose plusieurs souvenirs du tournage.
Après cette plongée dans l’univers cinématographique, c’est un autre voyage dans le temps que l’on peut accomplir en se rendant à Hishio no Sato [le village de la sauce soja]. A 15 minutes au nord du port de Sakate, le quartier des brasseurs de shôyu est un endroit très agréable à parcourir en marchant. Si vous êtes d’abord allé au village du cinéma, vous n’avez pas pu échapper à l’imposante usine de Marukin, le plus grand producteur local, dont la taille lui permet encore de résister au géant Kikkoman. Un musée pour commémorer les 80 ans de son existence a été ouvert, en 1987, dans un des plus grands bâtiments du Japon construit dans le style gasshô-zukuri dont la forme rappelle “des mains en prière”. Bâti au début de l’ère Taishô (1912-1925), cet édifice a été classé comme bien culturel par le gouvernement. Après avoir longtemps servi de dalle de pressage, il permet désormais de découvrir l’histoire de l’entreprise qui est un des fleurons industriels de Shôdoshima. A la sortie, on peut acheter une glace à la sauce soja qui s’avère particulièrement savoureuse et rafraîchissante les jours de grandes chaleurs.
Servie par un climat idéal et par une situation géographique tout aussi intéressante, Shôdoshima a trouvé sa voie dans la production de sauce soja il y a plus de 400 ans (voir pp. 19-21). L’île a abrité jusqu’à 400 brasseurs au début du XXe siècle, contribuant ainsi à sa renommée dans le reste de l’Archipel. Bien qu’aujourd’hui le nombre de producteurs se soit réduit comme peau de chagrin, l’île continue à fournir près de la moitié de la production de la préfecture de Kagawa, dont elle dépend et qui fait partie des cinq principales zones de fabrication du pays. Toutefois, pour la vingtaine d’entreprises qui continuent aujourd’hui à produire du shôyu, la situation est loin d’être facile et l’une des manières de survivre est de compter entre autres sur la venue de touristes en quête d’authenticité et de produits d’exception. Parmi elles, Yamaroku Shôyu (1607 Yasuda, Shôdoshima, tél. 0879-82-0666, http://yama-roku.net) tire peut-être le mieux son épingle du jeu grâce à son histoire, ses méthodes de production et par son sens de l’ouverture vers d’autres cultures. Dirigée aujourd’hui par Yamamoto Yasuo (voir notre photo de couverture), la cinquième génération de brasseurs, la société, fondée il y a environ un siècle et demi, a choisi de miser sur la tradition pour garder la tête hors de l’eau dans un secteur où seulement 1 % de la production vieillit en fûts. Le visiteur est d’ailleurs accueilli par deux immenses cuves en cèdre (kioke) où il pourra prendre une photo souvenir pour montrer à ses amis l’impressionnante dimension de ces objets pouvant contenir jusqu’à 6 000 litres de sauce soja. Le patron de Yamaroku est d’autant plus fier de les montrer qu’il est aujourd’hui l’un des seuls brasseurs du pays à fabriquer ses propres fûts qu’il assemble avec du bambou tressé. “A la différence du métal, le bambou résiste à la corosion du sel et peut durer 100 ans sans bouger”, raconte-t-il. Cela lui vaut de parcourir le pays à la rencontre d’autres producteurs tout aussi modestes que lui et qui veulent, comme lui, redonner au shôyu ses lettres de noblesse, lesquelles ont été quelque peu ternies par une industrialisation certes favorable à la large diffusion de cet ingrédient mais qui a contribué à uniformiser le goût et les couleurs. “Le vieillissement dans les fûts en bois rend toute sa saveur à la sauce soja. La différence est très nette lorsqu’on l’a en bouche”, affirme Yamamoto Yasuo. Après la visite de la petite fabrique qui permet de voir les différentes étapes de la fabrication, un petit étal faisant face au bureau de l’entreprise permet de goûter la gamme de shôyu produite par Yamaroku. Un peu comme on goûte du saké dans certaines brasseries, on peut tester ses sauces soja dont la teinte et le goût varient selon la durée du vieillissement dans les fûts. Le travail pour obtenir ces produits d’exception est dur car il exige un engagement physique qu’on n’imagine pas puisqu’apparemment le gros du travail est réalisé par les bactéries. Pour que celles-ci se développent bien, il faut leur faciliter les choses et cela passe par de nombreuses manipulations, en particulier un touillage régulier et manuel. Compte tenu de l’énormité des cuves, on peut imaginer la difficulté de la tâche. “Il m’arrive de perdre jusqu’à 10 kilogrammes en deux mois”, confie le patron de Yamaroku qui se rend tous les jours dans les hangars pour contrôler l’évolution du processus de fabrication, intervenant lorsque le besoin s’en fait sentir. Le pari de la qualité qui est le sien a pour motivation de pérenniser son entreprise plus que centenaire. Il a bien compris qu’un produit naturel comme le shôyu méritait un traitement aussi sérieux que d’autres dans la mesure où la sauce soja contribue à sublimer les saveurs de bien des préparations culinaires. S’il a conscience des efforts qu’il y a encore à accomplir pour mettre la sauce soja au niveau du saké dans les priorités gustatives des Japonais, et surtout des autorités qui cherchent à défendre la gastronomie japonaise dans le monde. Yamamoto Yasuo a entrepris de s’ouvrir au monde. Son site Internet est aussi en anglais et une partie de son personnel peut s’exprimer dans la langue de Shakespeare, ce qui lui permet de gagner de nouveaux clients. La diffusion d’une vidéo concernant la brasserie sur le site américain de Business Insider au printemps 2022 a aussi été un moment important pour la petite entreprise qui a vu des commandes affluer des quatre coins du monde.
Tous les autres producteurs présents à Hishio no Sato ne baignent pas tous dans le même enthousiasme, peut-être parce qu’eux-mêmes appartiennent à une génération plus ancienne. C’est le cas de Shiota Yôsuke, patron de Yama-san Shôyu, brasserie fondée en 1846 (142 Umaki-kô, Shôdoshima, http://yamasanshoyu.com). Les bâtiments de sa brasserie témoignent d’un glorieux passé, mais son discours illustre les nombreuses difficultés que les petits brasseurs rencontrent aujourd’hui pour résister à la fois à une baisse de la consommation et à la concurrence des grands fabricants capables de mettre sur le marché des produits qui répondent aux exigences d’une clientèle désireuse, par exemple, d’avoir des sauces soja moins salées.
Les propos sont à peu près de la même teneur chez Kindai Shôyu (833 Umaki-kô, Shôdoshima, www.kindai-shoyu.com) où Sakashita Tetsuya, 91 ans, veille toujours au grain malgré la présence de son fils Hideo qui a finalement décidé de prendre sa succession. Pour s’en sortir, le brasseur a choisi de miser sur le dashi shôyu, un mélange de sauce soja, de bonite séchée, de bouillon dashi et de mirin que les ménagères japonaises plébiscitent pour son goût prononcé et dont elles se servent pour leurs bouillons. Lorsqu’on parcourt les rues du quartier des brasseurs, on a tout de même l’impression d’un monde en perte de vitesse. Les rares boutiques encore ouvertes en sont l’illustration. Mais ce n’est pas propre à Shôdoshima, c’est un constat que l’on peut faire dans de nombreuses régions du Japon où la jeunesse déserte pour les grandes villes dès qu’elle le peut. Encore plus inquiétant, certains guides touristiques japonais ne mentionnent même pas ce quartier qui a été le poumon de Shôdoshima, préférant se concentrer sur l’olive, autre trésor de l’île.
Le climat très favorable à la culture des oliviers a été l’élément déclencheur de son introduction en 1908. C’est désormais le produit d’appel pour amener les Japonais à se rendre à Shôdoshima. A environ 25 minutes du port de Tonoshô, le parc des oliviers de Shôdoshima (1941-1 Nishimura-kô, Shôdoshima, www.olive-pk.jp) avec ses 2 000 oliviers est le lieu à visiter à la fois pour avoir une belle vue sur la mer Intérieure et pour goûter divers produits dérivés de l’olive. Si vous êtes en quête d’authenticité japonaise, vous pouvez faire l’impasse sur cette étape puisque vous aurez davantage l’impression d’être dans un pays méditerranéen que de séjourner au Japon.
Pour avoir une impressionnante vue sur Shôdo-shima et sur la mer Intérieure, mieux vaut se rentre sur la route des gorges de Kanka (Kankakei) qui se trouve au nord de Hishio no Sato. La montée en vélo n’est pas aisée si l’on n’a pas d’assistance électrique, mais la magnificence des paysages au bout du téléphérique qui vous entraîne au sommet vaut tous les efforts du monde. Quelle que soit la saison où l’on s’y rend, ces gorges offrent un spectacle éblouissant qui en fait d’après les spécialistes l’un des trois plus beaux paysages de gorges du pays.
Moins difficile d’accès, mais nécessitant près d’une heure de marche, Goishizan, qui se trouve entre le Village du cinéma des Vingt-quatre prunelles et le quartier des brasseurs, permet d’embrasser d’un coup d’œil une partie de l’île, en particulier sa partie méridionale et la mer Intérieure. Pour peu que l’on passe la nuit à Shôdo-shima, cela vaut de s’y rendre pour observer le coucher du soleil sur cette merveilleuse région. Emportez avec vous quelques onigiri (boulettes de riz) et un peu de sauce soja pour en relever le goût. Voilà une autre très bonne raison de vous rendre à Shôdoshima.
Odaira Namihei