Ancien carrefour commercial, la ville a conservé en partie ses richesses architecturales héritées de son glorieux passé.
Le Japon est réputé pour la beauté de ses paysages. Cependant, la plupart de ses villes ont été ravagées par les guerres, les catastrophes naturelles et la spéculation immobilière. Il suffit de se promener à Tôkyô, Ôsaka ou Nagoya pour se rendre compte qu’il ne reste plus grand-chose de leurs anciens paysages urbains. Même à Kyôto, les nombreux trésors architecturaux sont entourés d’une mer de béton armé.
Bien qu’Edo, l’ancienne version féodale de Tôkyô (voir Zoom Japon n°100, mai 2020), ait pratiquement disparu, on peut se faire une idée de ce à quoi elle ressemblait en visitant quelques endroits non loin de la capitale du Japon. Ces villes sont collectivement appelées koedo [Petit Edo] parce qu’elles ont des liens profonds avec l’ancienne capitale shogunale du régime Tokugawa (voir Zoom Japon n°130, mai 2023) et qu’elles ont réussi à préserver un paysage urbain ancien qui conserve l’atmosphère d’Edo.
C’est le cas de Sawara, qui fait aujourd’hui partie de la ville de Katori, dans la préfecture de Chiba, à l’est de la capitale. Situé sur les rives du fleuve Tone, le deuxième plus long du Japon, ce “village d’eau” était autrefois une ville marchande active avec sa propre industrie de brassage du saké et des échanges commerciaux étroits avec Edo.
Le fleuve Tone était autrefois connu pour être incontrôlable et sujet aux inondations. A l’origine, il se jetait dans la baie de Tôkyô en suivant le cours de l’actuelle rivière Edo. Cependant, afin de contrôler les inondations et de développer le transport par voie d’eau, des travaux de construction à grande échelle ont été entrepris au XVIIe siècle – lorsque la région de Kantô est devenue le centre politique du Japon – et le cours du Tone a été considérablement modifié, puisqu’il a été redirigé vers l’est. Aujourd’hui, son vaste bassin versant est donc en grande partie artificiel.
C’est au cours de la période Edo (1603-1868) que Sawara a commencé à prospérer en tant que centre de distribution le long de la rivière Ono (un affluent du Tone), lorsque le transport par bateau s’est développé et que de nombreux postes d’amarrage, appelés dashi, ont été construits pour acheminer les marchandises vers la terre. La prospérité s’est poursuivie quelque temps après l’ère Meiji et, vers 1955, lorsque la circulation automobile a commencé à se développer, Sawara est devenue une ville dotée d’une vaste zone commerciale.
Aujourd’hui encore, la rivière Ono coule du sud au nord au milieu de la ville, entourée de part et d’autre d’anciens quartiers densément peuplés. En 1996, cette zone de 7,1 hectares le long de la rivière a été sélectionnée comme le premier district de préservation important pour les groupes de bâtiments traditionnels dans la région du Kantô. Les bâtiments historiques ont été restaurés, des travaux d’entretien paysager ont été effectués et la plupart des fils électriques le long de la rivière ont été enterrés afin de préserver l’atmosphère d’antan.
Les rues de Sawara sont bordées de maisons de ville en bois, de kurazukuri (entrepôts) et de bâtiments de style occidental construits entre la fin de la période Edo et le début de la période Shôwa (1926-1989), lorsque Sawara était à l’apogée de sa prospérité. Le paysage urbain le long de la rivière Ono aurait été établi au plus tard pendant la période Nanboku-chô (1336-1392). On pense que le territoire où se trouve Sawara était à l’origine une terre stérile formée par la sédimentation d’un banc de sable entre la rivière et la mer de Katori. En 1388, un marché et plusieurs auberges y ont été établis. Au début, le développement de la région était centré sur la rive orientale du fleuve, mais au début de la période Edo, il s’est étendu à la rive occidentale. A partir de cette date, la rive orientale s’appelle Honjuku et la rive occidentale Shinjuku. Lorsque le projet de transfert du fleuve Tone vers l’est a été achevé et que la rivière Ono a été reliée au Tone, une route a été établie pour les marchandises en provenance de la région du Tôhoku et d’autres régions pour atteindre Edo via le Tone, faisant de Sawara une plaque tournante pour le transport maritime. Plus tard, la ville devint également un point stratégique pour le transport terrestre, avec des routes menant à Chôshi et Narita.
La période allant de la fin de l’ère Edo à l’ère Meiji a été la plus prospère pour Sawara. Un marché régulier et animé se tenait à Shinjuku, et les industries de la sauce de soja (voir Zoom Japon n°125, novembre 2022) et du saké étaient florissantes. Au milieu de la période Edo, par exemple, Sawara comptait 35 brasseries de saké (voir Zoom Japon n°84, octobre 2018).
En 1898, lorsque le chemin de fer atteignit Sawara, le transport de marchandises par bateau vers Tôkyô diminua. Cependant, grâce au service ferroviaire, la ville a continué à prospérer. Selon le recensement de 1920, Sawara comptait 15 299 habitants, ce qui en faisait la deuxième ville de la préfecture de Chiba après Chôshi.
Notre promenade commence au sanctuaire Suwa, à dix minutes de marche de la gare de Sawara. Vous reconnaîtrez le site à la grande porte torii côté rue, mais le sanctuaire lui-même est situé en haut d’un bel escalier de pierre escarpé, entouré d’arbres. De l’eau de source claire provenant du sommet de la colline s’écoule par le côté du sanctuaire dans l’étang situé à côté du bureau du sanctuaire, et plus bas dans les chutes de Meiryû. Un dragon enroulé autour d’une épée est enchâssé dans le petit sanctuaire situé dans le bassin de la chute d’eau. Le bâtiment actuel a été construit en 1853.
Après avoir suivi la route qui descend derrière le sanctuaire, on arrive à Tôkun Shuzô, l’une des brasseries de saké de la région. Dans les années 1660, Inô Saburôemon a acheté près de 20 000 litres de saké à un brasseur de la préfecture voisine d’Ibaraki et a commencé à produire du saké. Au milieu de la période Edo, le village comptait 35 brasseries et Sawara fut surnommé le “Nada du Kantô”, en référence à la région de Kôbe, connue pour être La Mecque du saké au Japon.
Le fondateur de la brasserie Tôkun aurait fait son apprentissage auprès de la famille Inô, qui lui aurait aussi enseigné le commerce du saké. Il créa son entreprise en 1825 et, profitant de l’emplacement idéal de Sawara et notamment de la facilité de transport par bateau le long du fleuve Tone et des premières récoltes de riz de qualité, sa famille perpétua fièrement l’histoire et la tradition du brassage du saké pendant près de deux siècles. A l’heure actuelle, Tôkun et la brasserie Baba Honten, toutes deux situées dans la même rue, sont les deux seules brasseries restantes à Sawara.
Nous arrivons enfin à la rivière Ono et au cœur de la petite cité. Le long du cours d’eau, de nombreux bâtiments historiques et magasins étaient autrefois des grossistes en riz et des brasseurs. Des saules ont été plantés le long de la route et un escalier en pierre (le dashi mentionné plus haut), qui servait à transporter les bagages et les marchandises de la rivière, a été restauré. L’une des particularités de Sawara par rapport à d’autres endroits similaires est le mélange de bâtiments datant de différentes époques allant de de la période Edo (principalement des entrepôts en terre) à l’ère Meiji (par exemple Shôbundô), l’ère Taishô (1912-1925, Mitsubishi-kan), et l’ère Shôwa (1926-1989). Cependant, en raison du grand incendie de 1892 qui a détruit ou endommagé la majeure partie de la zone, la plupart des structures existantes ont été reconstruites après la catastrophe.
Le quartier ancien de Sawara est également remarquable en tant que “paysage urbain vivant”, car de nombreuses boutiques sont encore ouvertes. Certaines d’entre elles vendent les mêmes choses qu’il y a des siècles, tandis que d’autres ont évolué. C’est le cas de Shôbundô, une librairie qui a ouvert ses portes à l’époque d’Edo. Le bâtiment actuel a été construit en 1880 et sert aujourd’hui de magasin de confiseries japonaises.
Une autre raison pour laquelle les bâtiments ont été préservés malgré la diminution de la fonction de Sawara en tant que ville commerciale est qu’ils sont toujours utilisés comme résidences. En fait, la population de cette zone n’a pas diminué de manière significative pendant un certain temps, même après le déclin de l’activité commerciale. On pense que cela est dû au fait que les entreprises associées à l’aéroport de Narita et à la zone industrielle de Kashima Rinkai ont été construites à proximité de Sawara, ce qui a permis à certains habitants de continuer à y vivre tout en se rendant à leur travail. Ces dernières années, le nombre de boutiques de souvenirs a augmenté, en raison de la popularité de Sawara auprès des touristes, et certains soulignent que la ville a perdu un peu de son caractère. On peut également voir des bâtiments abandonnés et des boutiques devenues des maisons d’habitation. Depuis 1989, la population du centre-ville de Sawara a commencé à décliner, et il y a aussi des problèmes liés à l’entretien des bâtiments.
Pour résoudre le problème des maisons vacantes, certaines de ces structures ont été données à des personnes qui avaient l’intention de créer de nouvelles entreprises. A cet égard, les autorités locales ont été très actives dans la restauration des bâtiments abandonnés et la promotion de la revitalisation régionale. L’ordonnance sur le paysage historique du district de Katori-Sawara, par exemple, a divisé la zone en deux catégories : “districts de préservation des bâtiments traditionnels” et “districts de formation paysagère”. En outre, des subventions ont été accordées pour la réparation des bâtiments.
Lors de la rénovation de ces biens, afin de protéger le paysage le long de la rue, certaines règles ont été établies, comme le fait qu’ils ne doivent pas avoir plus de trois étages et que leur structure doit être basée sur des styles architecturaux traditionnels. Toutefois, les normes relatives aux méthodes et aux matériaux de construction sont peu contraignantes. De plus, comme il n’y a pas de restrictions sur la partie résidentielle à l’arrière, il y a eu de nombreux cas où les bâtiments ont été rénovés dans un style moderne.
L’un des bâtiments donnant sur la rivière Ono est l’ancienne résidence d’Inô Tadataka, géomètre et cartographe connu pour avoir réalisé la première carte du Japon à l’aide de techniques d’arpentage modernes. Comme nous l’avons vu précédemment, les Inô étaient l’un des principaux brasseurs de Sawara (ils exerçaient en fait un large éventail d’activités, notamment dans le domaine du riz, de l’huile et du transport maritime). Tadataka a été adopté par les Inô à l’âge de 17 ans et a vécu dans cette maison pendant 32 ans. Devenu chef de famille, il a dirigé l’entreprise familiale, développant ses activités de brassage de saké et de commerce de riz, jusqu’à ce qu’il prenne sa retraite à l’âge de 49 ans. Il s’installa alors à Edo et devint l’élève de l’astronome Takahashi Yoshitoki, qui lui enseigna l’astronomie, la géographie et les mathématiques occidentales. A partir de l’âge de 55 ans, il fut chargé par le gouvernement d’arpenter Hokkaidô (voir Zoom Japon n°78, mars 2018), puis le reste du pays. Jusqu’à l’âge de 71 ans, il effectua dix voyages d’arpentage, pour un total de 3 736 jours, parcourant 40 000 kilomètres, soit l’équivalent d’un tour de la Terre. Le magasin et le bâtiment principal de Sawara que l’on peut visiter aujourd’hui ont été classés sites historiques nationaux en 1930.
Deux minutes à pied seulement, mais 300 ans d’histoire architecturale séparent la résidence d’Inô d’un autre bâtiment remarquable au caractère distinct et à l’aspect saisissant : l’ancienne succursale de Sawara de la Mitsubishi Bank. Achevé en 1914, au début de l’ère Taishô, le Mitsubishi-kan hérite du style de construction occidental en brique de la période Meiji, qui rappelle une influence néo-renaissance passée. A l’intérieur, l’atrium a été préservé et comprend un comptoir, une cheminée en marbre au centre du mur du fond et un escalier en colimaçon menant au deuxième étage.
Cette structure devait être démolie lorsqu’un groupe de bénévoles locaux a lancé un appel pour sa préservation. En conséquence, la Mitsubishi Bank a décidé de faire don du bâtiment à la ville. L’Association Rivière Ono et le Groupe de réflexion urbain ont été créés et, avec le Mitsu-
bishi-kan comme base, ils ont commencé à fournir des informations touristiques centrées sur les activités de préservation et de régénération de l’ancien paysage urbain.
Bien que l’on puisse trouver une architecture intéressante partout autour de Sawara, la meilleure partie est concentrée entre deux ponts, le Chûkei-bashi et le Toyo-hashi. Le premier s’appelait Ôhashi pendant la période Edo, lorsqu’il était en bois. Cependant, il a brûlé lors d’un incendie en 1722 et a été reconstruit à plusieurs reprises. En 1822, il a été remplacé par un magnifique pont de pierre. Puis, en 1957, sa largeur a été élargie en raison de l’augmentation du trafic. Enfin, en 1968, le pont de pierre a été démoli et remplacé par l’actuel pont de béton. Son nom actuel, Chûkei, correspond à une autre lecture des caractères chinois utilisés pour Tadataka, le prénom d’Inô. L’autre pont, Toyo-hashi, enjambe la rivière Ono devant l’ancienne résidence de Tadataka. Il s’agissait à l’origine d’un grand canal construit au début de la période Edo pour acheminer l’eau de la partie orientale de la ville vers les rizières situées de l’autre côté de la rivière. Même après la construction d’un pont en béton avant la Seconde Guerre mondiale, l’eau a continué à s’écouler par une grande canalisation située sous le pont. Lorsque l’eau tombait dans la rivière Ono, elle produisait un son (jâ-jâ- en japonais) qui a donné son surnom au pont. Aujourd’hui, le “pont Jâ-Jâ” est surtout une attraction touristique. De l’eau en tombe toutes les 30 minutes de 9 h à 17 h. Le son de l’eau qui tombe de ce pont a d’ailleurs été sélectionné comme l’un des 100 paysages sonores du Japon.
Une promenade le long de la rivière Ono est une expérience tranquille et agréable. Outre les saules, les berges sont ornées de cerisiers pleureurs, d’hortensias, de cosmos et d’iris. L’Ono abrite également de nombreux poissons, dont la carpe, l’anguille, le black-bass, le poisson-chat et le saumon en hiver.
En dehors de la période de floraison, le grand festival de Sawara est un bon moment pour visiter cette région. Ce matsuri (voir Zoom Japon n°52, juillet 2015), qui consiste en réalité en deux événements distincts (le festival Honjuku Gion en juillet et le festival d’automne Shinjuku en octobre) rappelle quelque peu la période Edo. Il est l’un des trois festivals majeurs de la région du Kantô avec le Kawagoe Hikawa Festival et le Hitachikuni Soshagu Festival. Il a été inscrit au patrimoine culturel immatériel mondial de l’UNESCO en décembre 2016 et est l’occasion de mettre en valeur les magnifiques chars de la ville.
Gianni Simone
Comment s’y rendre
Au départ de la gare de Tôkyô, empruntez la ligne JR Sôbu jusqu’à la gare de Narita, puis changez pour la ligne JR Narita jusqu’à la gare de Sawara (30 minutes environ). Vous pouvez également prendre un bus express de la gare de Tôkyô pour Sawara. Le bus part de la sortie Yaesu et le trajet dure environ 90 minutes.