Observateur attentif et fort d’une profonde expérience japonaise, l’illustrateur Florent Chavouet raconte Taïwan.
Je pourrais dire que les gens sont sympas, accueillants, qu’on y mange bien, que les services sont fiables et la vie pas chère. Je pourrais dire que c’est un pays à voir – est-ce un pays d’ailleurs ? – et qu’il y a “plein de choses à faire”. Enfin, je pourrais conclure que c’est un peu comme le Japon, mais pas vraiment.
Oui, je pourrais écrire tout ça, puisque rien n’est tout à fait faux, mais tout à peu près mal-
honnête. Et puis surtout, comparer un pays avec un autre est un exercice que je préfère contourner. Contournons alors.
Les raisons qui m’ont emmené à Taïwan, car il s’agit de Taïwan, sont bien différentes de celles qui m’ont embarqué au Japon bien des années auparavant. Le Bureau Français de Taipei – est-ce seulement un bureau ?– m’a offert d’inaugurer son tout nouveau programme de résidences artistiques nommé Villa Formose qui propose aux acteurs français de différents secteurs culturels (écriture, spectacles vivants…) de séjourner plusieurs semaines sur l’île.
Dans mon cas il s’agissait d’un mois et demi, réparti sur deux sites. “La résidence de Taipei va vous plaire, c’est une villa japonaise restaurée.” J’ai apprécié l’attention que j’ai prise comme un pied de nez dans l’œil. Quelle étrange gymnastique que de loger dans un environnement d’une culture lui-même logé dans une autre. Pour le contournement, c’est raté. Il va bien falloir réfléchir à cette histoire de Japon et de Taïwan, si possible sans H majuscule. Bien sûr, j’en connaissais les grandes lignes, l’annexion, l’occupation, la colonisation et puis la rétrocession. Au-delà, le Japon n’avait plus que des souvenirs à proposer. Et, première curiosité, pas que des mauvais. J’ai pu le constater très tôt par les quelques affections que m’ont témoignées les Taïwanais rencontrés lors du salon international du livre de Taipei, au tout début de mon séjour.
Certes, mes livres sur le Japon et les circonstances de ces échanges ont sans doute biaisé la représentativité du panel, mais j’ai été réellement surpris de l’engouement du public pour l’archipel. Aucune question suspecte, aucune référence marquée, pas de femmes de réconfort, de travailleurs forcés ou d’acculturation, comme si l’histoire avait vraiment perdu son H majuscule. Le passé s’était-il incliné devant la puissance culturelle du voisin nippon ?
Il est vrai que les habits neufs de l’ancien colonisateur rassurent plus que les uniformes de l’autre côté du détroit et qu’un passé moins lointain que l’occupation japonaise. Je l’ai compris facilement une semaine après mon arrivée le 28 février, journée de commémoration du début de la Terreur Blanche. Ce nom donné aux trente années qui suivirent la passation de pouvoir aux Chinois nationalistes de Tchang Kai-Chek est une date tout à fait respectée par l’arrêt une minute durant de toute activité dans les rues de Taipei. Est-ce donc cela le secret d’un passé qui passe ? Qu’il soit suivi d’un pire passé ? Là s’arrête ma réflexion d’historien improvisé, incapable malgré lui de contourner le sujet. Le Japon avait été là pour certaines raisons, il l’est désormais pour d’autres et je peux donc transporter mon petit bagage sans retenue.
Me voilà à Taïwan pour un mois et demi dans un rôle plus facile à porter pour moi, celui de dessinateur. Et, comme les vieilles habitudes ne se perdent jamais, j’ai renoué avec le croquis de rue, un mode pratique puisqu’il ne nécessite rien d’autre que le vagabondage distrait et un regard non sélectif sur l’environnement. C’est la façon dont j’ai vécu Tôkyô il y a bien d’années et c’est la même attitude qui m’a animé à Taipei. Novice en tout, béotien partout, je ne pouvais qu’aller à la cueillette aux surprises. Et pour qui découvre les rues de la ville pour la première fois, ces surprises sont nombreuses, fréquentes et parfois évidentes à tout le monde.
D’abord, cette densité de petits commerces en tout genre, quel que soit le chemin emprunté. Garagiste pour deux roues, échoppe de jus de fruits, thé et café, coiffeur pour humains, coiffeur pour chiens, boui-boui, vendeur de fruits, micro papeterie, marchand d’objets religieux… la liste est longue bien sûr, mais ce qui étonne, c’est surtout le maillage, la fréquence de ces petites boutiques. Il semble, surtout pour quelqu’un qui vient des campagnes françaises plutôt déshéritées, que chaque rue a son activité minimale. Si bien qu’on peut être surpris, à double raison, lorsque l’on erre par hasard dans une ruelle où seulement une pauvre petite quincaillerie opère, sans le voisinage d’une école de musique, d’un vendeur de thé ou de billets de loterie. C’est très rare, mais parfois quelques rues ont une animation à peu près normale selon les critères européens (index Clermont-Ferrand).
Cette vie urbaine, pour le promeneur, est une source renouvelée d’intérêt. On ne comprend pas forcément ce qui est vendu, si c’est ouvert ou fermé, peut-on entrer, c’est écrit quoi, tiens une boutique de bassines en plastique, la découverte est toujours suspendue dans l’air. Pour un dessinateur, cette ambiance est accompagnée d’une deuxième satisfaction, celle de la profusion de sujets à dessiner.
Prenons un boui-boui par exemple. Non pas celui-ci, l’autre d’en face, au coin des deux rues. Voilà. Prenons ce boui-boui. Entre ses chaises en plastique, son mobilier usé par des centaines de clients, sa cuisine dont on ne sait où elle commence ni se termine et ce qu’elle contient, les cartons de légumes vides ou pleins, le carrelage au sol motif nougat, la télé inutile, la comptabilité entre deux commandes, l’enfant de la cuisinière qui fait ses devoirs ou des raviolis pour le soir et un chat qui n’a plus besoin de voler sa nourriture, les raisons de dessiner ne manquent pas. Comme dans le menu, il y en a pour tous les goûts et dans tous les sens, avec ou sans supplément “discussion avec les propriétaires”.
Des petites scènes de théâtre de la sorte, il y en a en permanence dans les rues de Taipei. De Taïwan pourrais-je écrire exagérément, puisque dans ma deuxième résidence, à Tainan, j’ai constaté, toujours avec plaisir, ce même genre de tableau.
J’aurais également pu proposer un autre exemple, celui du marchand de fruits et légumes, pourquoi pas, avec ses espèces étranges, ses variétés suspectes, ses produits en forme d’interrogations et ses cartons toujours aussi beaux, au point de susciter chez moi le début d’une collection. Ou encore, un atelier de rue où en dix mètres carrés il semble possible de réparer n’importe quelle machine, souder n’importe quelles pièces de métal, vidanger n’importe quelle huile. De toute façon tout est montré.
Le voilà, sans doute, le secret de cette inspiration que je vois partout dans le décor. Tout semble apparent. En tout cas, ce qui d’ordinaire – d’ordinaire européen j’entends – serait plutôt caché, est ici aux vues de tous. L’intérieur, l’extérieur, devant ou derrière la scène, le théâtre des petits commerces taïwanais ne s’embarrasse pas de rideaux. Le réparateur dévoilera aux yeux des passants toute l’intimité de votre scooter, comme le cuisinier écaillera le poisson de votre soupe presque sur vos genoux. Cette absence relative de cloison entre le pourquoi du comment m’apparaît comme une invitation à recenser les détails, les gestes et les couleurs. A ceci près que les conditions techniques ne le permettent pas toujours. Boui-boui, pourquoi fermes-tu si tôt ? Laisse-moi une petite table pendant quelques heures. Non pas sous la clim, s’il te plaît. C’est le malheur du dessinateur installé dehors, trouver de la stabilité dans le décor.
Mettons-nous au vert alors. Une plante, ça ne bouge pas trop. Et à Taipei, le vert c’est en ville. Je n’évoquerai pas ici les grands parcs ou autres “collines des éléphants”, la nature est déjà dans leur intitulé et ne laisse aucun doute sur sa prestation. Non, penchons-nous plutôt sur le “petit vert”, celui, commun et presque aussi envahissant, des plantes en pots, des fleurs qui poussent ça et là, entretenues par on-ne-sait-qui (réclament-elles de l’entretien ?) ou des arbres de trottoir, des banians par exemple. Quelle cathédrale de branches et de racines, ces banians. Un seul d’entre eux mériterait une cartographie de tous les chemins qu’il invente. Tel un poulpe perdu sur le béton ou une énorme bougie de bois en train de fondre, on ne sait si l’intéressé s’enfuit ou s’étale. Avec les ficus, bananiers et papayers, l’ordinaire des végétaux rencontrés en ville prend des allures de serre botanique. Toutes nos plantes tropicales d’intérieur sont ici les pissenlits et luzernes de nos champs. D’ailleurs, les Taïwanais décorent-ils leurs bureaux avec du trèfle ou des chardons ? Rêvent-ils de voir pousser un noisetier ou un bosquet d’orties au fond de leur jardin ? Questions pas si déplacées quand on constate que, faute sans doute de tilleul ou de marronnier, les parcs publics sont agrémentés de manguiers totalement anonymes. Manger une mangue qu’on a ramassée par terre, voilà une situation qui demande quelque examen lorsqu’on n’a connu ce fruit qu’en supermarché.
Ce décalage entre l’ordinaire de chacun renvoie inévitablement à l’étonnement du voyageur pour les petits riens du quotidien, sur ce que l’habitant par habitude ne voit presque plus. Mon expérience japonaise avait commencé ainsi, sans qu’elle ne puisse jamais s’épuiser. Tiens, ça faisait longtemps que je n’avais pas parlé du Japon.
Il faut dire, je n’y suis pas retourné depuis 2019. Ces déambulations aléatoires, l’étonnement facile, les bâtiments un peu bricolés et les boutiques hors d’âge, tout me ramène à ces premiers voyages dans l’archipel et cet appétit visuel permanent. Mais est-ce seulement une impression guidée par une nostalgie anecdotique et toute personnelle ou bien y a-t-il un peu plus d’indices concrets et objectifs dans ce rapprochement tentant entre les deux pays ? Si j’en reviens à la rue et à l’architecture, je dirai oui, un parallèle est possible et pas trompeur. Il y a en fait, ici ou là-bas, ce genre de quartiers populaires, aux façades étonnamment dépareillées et pourtant accordées dans une logique impénétrable, une esthétique des quotidiens qui ont traversé plusieurs générations et dont on peut lire les strates dans l’accumulation des styles et des fissures. L’empire des carrelages qui recouvrent l’habitat taïwanais trouve ainsi un lointain cousin dans les panoplies graphiques des zones résidentielles japonaises. Dans les deux cas, outre ces considérations de surfaces dont chacun est libre d’apprécier la simple laideur ou le charme fragile, la façon d’occuper et habiter la rue emprunte à ce qui me semble la science la plus poussée du voisinage. C’est peut-être là la manifestation de ce côté village parfois décrit par le visiteur errant dans la capitale japonaise et qui, selon moi, se constate tout autant à Taïwan.
S’il y a une différence, elle tient plus dans le degré que dans la nature. Ces quartiers, à Tôkyô, je les cherchais. A Taipei, ils viennent tout seul. Et puis, il y a des signes plus évidents. Lorsqu’un journaliste étranger spécialisé dans la bande-dessinée a souhaité me rencontrer, le rendez-vous s’est fait à Hayashi, un grand magasin bien connu de Tainan, dont l’architecture des années 1930 trahit plus que le nom l’origine et qui est une des fiertés de la ville. Non loin, j’ai été invité au mémorial de Shitao Ye, une annexe du musée de la littérature, qui fut l’ancien ministère des Forêts pendant l’occupation japonaise et qui aurait toute sa place dans une photo de famille des édifices représentatifs de l’ère Meiji (1868-1912). J’ai appris par là même que le Made in Taïwan était le nouveau Made in Japan. Enfin dans un autre registre, tout en restant à la surface des choses, comment ne pas compter les nombreux restaurants de râmen (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012), de sushis ou de pâtisseries japonaises. Bien sûr la culture populaire japonaise a essaimé à travers le monde depuis plusieurs décennies désormais, mais il y a probablement peu d’endroits où elle a trouvé un logement aussi accueillant qu’à Taïwan. Et c’est un Français qui vous le dit.
Ces touches de Japon, qu’elles soient récentes ou datées, discrètes ou prosélytes, avaient quelque chose d’étrangement familier pour le promeneur que j’étais, comme les rappels d’un lointain compagnon dont on a oublié de prendre des nouvelles et qui vous le fait savoir. D’ailleurs il s’est aussi manifesté de façon moins directe.
L’avantage du dessin de rue, c’est qu’il transforme un exercice habituellement solitaire et souvent confiné, en pratique nomade et presque conviviale. J’avais pu en apprécier les premiers effets lorsqu’à Tôkyô, il y a déjà presque 20 ans, je m’étais mis à croquer mon quotidien en pérégrinant aléatoirement à vélo dans la capitale. Cet environnement n’avait rien de particulièrement propice aux rencontres et interactions sociales pour qui découvre le pays et ne parle pas la langue comme c’était mon cas. Pourtant, grâce au dessin en extérieur, chaque jour j’ai eu mon lot de discussions brèves, de public curieux, de questions timides ou d’encouragements francs et même de petites attentions bienvenues (nourriture et boisson, vous aviez compris). Ce raccourci de sociabilité qui dispense de présentations conventionnelles ou de contextualisations pénibles et qui m’avait tant aidé à interagir avec les Japonais, était il un particularisme local ou bien allait-il opérer aussi efficacement à Taïwan ?
Les débuts furent plus timides je dois l’avouer. Sans doute parce que j’ai mal appliqué la formule ou que mon allure était moins débonnaire. Mes premiers croquis extérieurs, je les ai réalisés presque clandestinement, caché le plus possible du flux urbain. Car ce que j’ai négligé d’inclure dans ma description toute personnelle de la rue taïwanaise et de son activité boutiquière, ce sont les cohortes de deux roues motorisés qui butinent sans repos la chaussée et l’espace public. Dans cet état de fait, j’ai engagé un contre pouvoir en persistant dans ma pratique du vélo, bien plus rare ici qu’à Tôkyô.
Ma monture, un “mamachari” acheté d’occasion à un revendeur septuagénaire aux abords d’une université pour la modique somme de trente euros pneus gonflés, chaîne révisée et béquille fixée, fut probablement ma plus pertinente acquisition durant mon séjour avec un dentifrice pour enfant goût pêche. Cette monture donc, m’a autorisé tous les déplacements possibles en égrainant progressivement et poliment ma découverte de la ville. Exactement comme à Tôkyô. Destination, circulation, bifurcation, improvisation, attention. Scooter. Dans cette guerre de territoire, je dois reconnaître que je n’étais pas tout à fait seul. Taipei a notamment mis en place Youbike, un service de location éphémère de vélos, à la manière de ce qu’on connaît déjà dans nos grandes villes françaises. La tribu des cyclistes est donc vouée à grandir et je ne désespère pas de la voir repousser la ligne de front au-delà de l’agglomération.
Revenons à ma table à dessin. Cette circulation, un peu turbulente les premiers jours qu’on la subit, est justement ce qui m’a restreint dans mon champ d’observation. Je me suis alors planqué dans les recoins, les parcs un peu oubliés et parfois les cafés impersonnels. Dommage puisque je me privais ainsi des rencontres fortuites qu’était censé initier ce genre de pratique. Tout juste avais-je droit à la supervision de quelques regards passagers lorsque je gribouillais sur un petit carnet des brouillons ou des notes sommaires, au coin de ma table, entre mon bol de soupe, la coupelle de légumes saumurés et trois tâches de sauces. Néanmoins, à mesure de ma compréhension de l’environnement et de mes choix d’installation, les interactions se sont faites plus fréquentes et plus tangibles.
Un palier indéniable, pour ne pas dire un point de non-retour, fut franchi lorsque j’entrepris de dessiner dans un parc public. Un vrai parc je veux dire, pas celui des débuts où personne d’autre que des moustiques moyennement motivés venaient s’enquérir de ma présence. Dans ce parc de Tainan donc (citons-le, le parc Shueipingwun), je n’avais pas qu’à me satisfaire des écureuils invasifs ou des retrouvailles avec cet oiseau étrange, mélange de poule et de héron, que j’avais croisé à Taipei et que j’ai baptisé pouléron, non j’ai pu également, telle une Annie Chancel, renouer avec mon public.
Enfin un public, puisqu’aucun ne m’appartient, d’autant que je suis un parfait anonyme. Les parcs urbains à Taïwan, du moins ceux de ce genre et de cette taille (300 x 300 mètres), sont annexés en journée comme en soirée par des petites communautés de personnes âgées, véritables bandes de têtes grises, qui, selon l’inspiration du moment, jouent aux dominos, pratiquent le Tai-Chi, écoutent la radio, discutent, débattent même ou, assez couramment, ne font rien. Ceux-là sont les plus dangereux. Méfiez-vous. Lorsqu’on s’installe discrètement à une table libre avec le modeste projet de dessiner un de ces fameux arbres dont l’intérêt a été vanté précédemment dans ce texte, on l’ignore mais on est déjà repéré par l’un des multiples radars plus ou moins camouflés sous une casquette ou une tonsure ascendante. Survient alors l’éclaireur, celui chargé d’établir une tête de pont. Il arrive bien en face de vous, sans virgule, et se pose à votre table. Parfois il y a un petit mot de salutation, parfois non. Vous pensiez répondre à quelques questions habituelles, mais il est encore trop tôt. Pour l’instant ce premier visiteur se contente d’observer votre début de dessin, de deviner le sujet dans le décor alentour et de vous regarder en acquiesçant. Vous aimeriez bien prendre l’initiative et vous présenter, mais votre chinois est encore plus menu que votre japonais.
Donc vous continuez, il y a un dessin à faire. C’est alors qu’un deuxième fantassin arrive. C’est normal, il a vu son copain installé là. Ils discutent, l’un boit un jus, l’autre fume, tous deux ponctuent leur grande affaire par des coups d’œil de temps en temps sur votre feuille et sur la recherche de l’arbre représenté. Bonne pâte, vous tendez votre dessin pour faciliter son jugement et tandis qu’il passe de mains en mains, ce sont vos crayons et votre trousse qui sont examinés avec attention par un troisième acolyte apparu dans un angle mort et qui manifestement s’est emparé d’une enquête. En moins de quinze minutes, la tête de pont a produit son effet, vous êtes désormais entouré d’une petite équipe de cinq ou six papys qui viennent et repartent guidés par des urgences imaginaires, et que votre présence ne dispense pas de continuer sur votre table leurs rituels quotidiens : radio, dominos, série télé sur le portable, thé, blagues, causerie sur les faits et les choses, siestes. En tant que nouveau sociétaire de la bande, vous avez malgré tout quelques espaces pour engager des discussions élémentaires. De toute façon votre feuille est en train de circuler chez les nouveaux curieux, vous pouvez tenter quelque chose. C’est ainsi qu’ils apprendront que vous êtes français, dessinateur, que vous restez trois semaines à Tainan, que cette ville vous intéresse et que vous aimeriez des suggestions de visites ou de restos pourquoi pas, que vous logez dans cette résidence que vous ne retrouvez pas sur la carte, que Taïwan c’est super on reviendra et que décidément le Chinois ce n’est pas facile à prononcer. Vous apprendrez par la même occasion que l’un fut policier et l’autre peut-être ouvrier (tapait avec un marteau). Au terme d’une durée de réalisation deux fois supérieure à celle pronostiquée au départ, et après un nombre incalculable de conjectures sur quel arbre a été dessiné, vous avez gagné votre ticket de sortie moyennant quelques promesses de revenir bientôt tout de même.
Voilà donc le genre de sociabilité, très ténue certes, superficielle oui, que permet le croquis extérieur et qui, inévitablement, me ramène à mes heures de gloire et de popularité éphémères lorsque je traînais mes crayons dans les quartiers oubliés de Tôkyô ou les potagers de Manabeshima. Je retrouve aussi une valeur sûre, qui ne trompe pas sur l’avenir d’un échange, c’est le niveau hasardeux de l’anglais pratiqué. Un anglais que je qualifierais de braconnier, tant on ne sait où et comment tel ou tel mot a été récupéré et quel usage il va en être fait. Je m’étais déjà satisfait de cette situation dans mes rencontres japonaises, mais c’est une nouvelle fois confirmé ici, moins l’Anglais est là et plus l’imagination, l’astuce ou tout simplement l’apprentissage peuvent prendre de place. Et les conversations deviennent aussi bricolées que certaines rues où elles ont lieu. Un panel plus large de ces situations s’est invité à ma table peu de temps après. Pas la même table, une autre, en pièces massives de granit, encadrée par un petit autel à droite et un grand banian votif à gauche. Elle fut mon bureau pendant une quinzaine de soirs d’affilée et surtout l’élément d’un ensemble que mon goût pour les décors fouillés et patinés avait élu “zone d’intérêt supérieur”, label “dessin à faire”. En effet, en face de cette table, il y avait un boui-boui qui occupait l’angle de deux petites rues raisonnablement fréquentées. Ce boui-boui n’avait à priori rien de plus que n’importe quel autre croisé trente mètres auparavant si ce n’est que sa situation permettait de le dessiner calmement et qu’il était une synthèse parfaite de ce que Taïwan propose comme estaminets de rue. Je n’ai pas regretté ce choix, puisqu’en plus des amabilités des propriétaires (trois sœurs) qui venaient s’enquérir régulièrement de l’avancée des travaux tout en m’annonçant que mon repas du soir était gratuit, j’ai eu beaucoup de visites à mon bureau. Celles tout simplement des clients qui attendaient leur commande en prenant soin de ne pas gêner ma vue et qui proposaient une sociologie plus hétéroclite que dans le parc public. Se succédaient ainsi habitués de toutes les tranches d’âges, commerçants voisins, touristes taïwanais de passage dans l’ancienne capitale (oui nous sommes encore à Tainan) ou même étudiants en art venus partager les comptes Instagram.
Toutes ces conversations, plus ou moins laborieuses, prolongées ou éparpillées, avaient l’allure de la légèreté, de l’épisode passager, de la badinerie presque, et l’on pourrait en déplorer les limites ou la vacuité. Mais à ma hauteur, qui n’a jamais dépassé celle d’un promeneur d’un mètre soixante-quinze affublé de quelques mots locaux, ces moments sont des petits morceaux en forme d’indices. Ils complètent, à mon sens, une esquisse qui dépasse la feuille de papier et qui soutient ma moindre ambition de voyageur.
De ce point de vue Taïwan n’a pas déplacé ma boussole, j’ai retrouvé là un terrain de prospection graphique et narrative inépuisable. Et je ne peux que penser au hasard de la vie qui fit précéder ma découverte du Japon à celle de cette île. Pour alléger mon discours sur ce pays – je crois que c’en est un – rencontré trop tardivement, je m’étais promis de ne pas trop abuser de l’expression si maladroite “comme au Japon”. Et dans le Shinkansen (train à grande vitesse japonais entré en service en 2007 à Taïwan) qui me ramena à l’aéroport de Taoyuan, l’écueil fut balayé facilement, je n’ai jamais rejoint l’aéroport d’Ôsaka autrement qu’en train local.
Florent Chavouet*
Références
Auteur de plusieurs ouvrages sur le Japon parmi lesquels Tokyo Sanpo (Editions Picquier, 2009), Manabé Shima (Editions Picquier, 2010) ou encore Touiller le miso (Editions Picquier, 2020).