En 2016, le marché du manga a représenté 1 494 titres. Un immense chantier pour les traducteurs.
La révolution opérée par le manga dans le paysage et l’esthétique de la bande dessinée remonte à près de 25 ans et les choses ne reviendront pas en arrière. Tout au moins concernant l’aspect graphique. D’une certaine façon, c’est normal : les images, comme la musique, parlent directement aux sens, même s’il existe une “grammaire” de l’image. Le manga, c’est d’abord de la bande dessinée, et la grammaire du “récit séquentiel” est très généralement commune à toutes les traditions, franco-belge, manga ou autre.
Pour les dialogues, les différents degrés de lecture, et tout ce qui passe par les mots, les choses sont beaucoup moins évidentes. Contrairement aux images, pour devenir lisibles par des lecteurs qui n’en sont pas les destinataires d’origine, les mots doivent passer par une étape mystérieuse : la traduction. Le premier constat que l’on fait aujourd’hui, quand on compare les traductions françaises avec les versions japonaises originales, c’est que la qualité de certaines traductions frise aujourd’hui la perfection. Tel est l’enseignement du premier prix Konishi de traduction de manga, une nouvelle récompense du Festival International de la Bande Dessinée. Le niveau des traducteurs a progressé, et les éditeurs ont grandement contribué à cette montée en gamme des traductions, comme le dit Stéphane Ferrand, qui a été durant une dizaine d’années directeur éditorial chez Glénat (voir p. 9).
Le niveau d’exigence des lecteurs a lui aussi monté. C’est tellement vrai que des mangas “historiques” ont dû être retraduits récemment, parce que les traductions remontant au début de l’essor des mangas étaient en dessous des standards actuels à l’instar d’Akira, de Ôtomo Katsuhiro, retraduit par Djamel Rabahi en 2016. La traduction est quelque chose d’évolutif, il est normal que les œuvres importantes soient retraduites au bout de vingt-cinq ans. Cela surprend parfois les lecteurs qui pensent qu’une traduction, si elle est bonne, devrait être éternelle. On ne change pas le texte de Tintin au Congo qui a 70 ans, pourquoi faudrait-il changer les traductions ? Eh bien, peut-être parce que quand vous lisez dans la langue originale, vous savez que vous lisez les mots de l’auteur et vous les respectez comme tels, même si objectivement, plus personne n’écrit comme cela. Alors que quand on lit une traduction, on cherche à pénétrer quelque part, une langue, une culture, un univers, qui ne vous avaient pas invité. Les réponses laconiques de Mashima Hiro à nos questions le montrent (voir p. 13). Un mangaka peut faire des efforts pour favoriser la traduction en dessinant des bulles pas trop étroites, il est heureux d’avoir des lecteurs étrangers, mais il ne va pas plus loin. Et encore heureux ! Sinon où serait le plaisir ? Le lecteur de manga (ou de quoi que ce soit qui a été originellement écrit dans une autre langue) est toujours quelque part un peu un agent “under cover”, un aventurier spatio-temporel, il a besoin de se munir des outils derniers cris pour s’enfoncer le plus loin possible en territoire inconnu, sinon, c’est lui qui se fait rejeter. La traduction, ce n’est rien de plus que cela : un outil. Et l’outil a besoin d’être régulièrement mis à jour. Même le fait d’être bilingue ne garantit pas de savoir traduire, comme le croyaient les éditeurs au tout premier temps de l’arrivée des mangas en francophonie, et, comme le rappelle Miyako Slocombe (voir pp. 10 à 12), “avant de devenir traductrice, je me posais très peu de questions. Dans ma tête, on pouvait passer d’une langue à une autre, comme ça.”