Depuis les années 1960, l’image du rock en Occident est associée à celle de contre-culture. Ce n’est pas le cas au Japon.
Môri Yoshitaka : On dit souvent en effet qu’il y a très peu d’éléments de contre-culture dans le rock japonais en comparaison avec l’Occident. Je m’inscris cependant en faux contre cette affirmation. Comme l’a très bien montré Julian Cope dans son livre Japrocksampler : How the Post-war Japanese Blew Their Minds on Rock ‘n’ Roll [éd. Bloomsbury] consacré au rock nippon, il y a eu des groupes dans la lignée de Joe With Flower Travellin’ Band produit par Uchida Yûya qui ont joué un rôle semblable à celui de leurs homologues en Europe. Dans la seconde moitié des années 1970, les groupes indépendants et les rockeurs de Tokyo ont joué un rôle non négligeable dans le milieu de la sous-culture lié au punk et à la new wave. Mais ce qui les a différenciés de ce qui se passait en Europe, c’est que la plupart de ces groupes ne sont pas sortis de la scène underground, parce qu’ils n’ont pas réussi à conquérir un public plus large. Il faut aussi ajouter qu’à la différence de l’Occident, l’attitude du Japon à l’égard de la drogue a été sans concession. Du coup, la culture de la drogue souvent liée à celle du rock ne s’est pas enracinée dans l’archipel. Il en a été de même avec la scène psychédélique. Reste le cas exceptionnel d’Imawano Kiyoshirô qui a vécu l’âge d’or du rock des années 1960 et a pu faire l’expérience d’un succès auprès du grand public. Il chantait en japonais et il a su réinterpréter au niveau japonais l’approche contestataire du rock. Cela lui a permis de laisser une trace importante y compris auprès de ceux qui ne s’intéressaient pas beaucoup au rock.
Comment a évolué l’industrie musicale au cours des deux dernières décennies ?
M. Y. : A partir de la fin des années 1980, la pop et le rock japonais ont été regroupés sous l’appellation de J-pop. Malgré l’éclatement de la bulle financière, cela a contribué à favoriser les ventes de CD tout au long de la décennie suivante. Chaque année, on recensait plus d’une vingtaine d’albums dont les ventes dépassaient le million d’exemplaires. Mais au tournant des années 2000, les changements de mode de vie, l’avènement d’Internet et des différents outils numériques ont eu des conséquences négatives sur les ventes de disques. En dix ans, elles ont chuté considérablement, fragilisant bon nombre de maisons de disques.
Est-ce que les difficultés liées à la crise économique et sociale qui a frappé le Japon depuis le début des années 1990 ont eu un impact sur le rock nippon ?
M. Y. : La forte baisse des ventes de CD n’a pas forcément eu de conséquences négatives sur le monde de la musique. Au contraire. Grâce à Internet et au développement de petits labels, les possibilités de diffuser ses œuvres ont augmenté. Par ailleurs, le développement des outils numériques a facilité la production musicale au niveau individuel. Le rôle du CD est aussi moins important que par le passé pour les artistes qui se concentrent davantage sur les concerts. Dans l’industrie musicale, on a donc assisté à un changement important. Le produit enregistré a perdu sa première place au profit du marchandising et des performances en public. Les jeunes se désintéressent de plus en plus du marché et se tournent vers ceux qui expriment un message les concernant. Cela a favorisé une diversification de l’offre musicale ces dernières années. Les groupes qui s’intéressent aux problèmes de la société japonaise (fracture sociale, pauvreté) sont nombreux. C’est particulièrement vrai parmi les formations de hip-hop dont les paroles reflètent souvent ces préoccupations.
Parmi les jeunes artistes du moment, on a l’impression que les sujets politiques, environnementaux, mais aussi la question de leurs racines régionales occupent une place importante. Qu’en pensez-vous ?
M. Y. : Au niveau de la scène underground, il est évident que les jeunes musiciens sont sensibilisés aux questions politiques et qu’ils souhaitent exprimer leur propre identité. Néanmoins, il faut distinguer la musique et l’expression “politique” dans la mesure où les artistes s’inspirent de leur expérience personnelle et l’expriment. Ils sont loin de l’intérêt général tel qu’un politicien peut l’envisager. L’exemple de Shinsei Kamattechan est particulièrement intéressant de ce point de vue. Partant de l’expérience personnelle et individuelle de ses membres, il met sur la place publique des sujets qui parlent à la génération du moment et qui demandent une réponse politique de la part des dirigeants du pays. Ça le distingue d’artistes comme Bob Dylan ou John Lennon dont le message politique était beaucoup plus direct et universel. Néanmoins, il est évident que sur la scène hip-hop et punk hardcore les artistes ont un discours engagé. Originaire de Hokkaidô, le groupe de hip-hop Tha Blue Herb défend ses racines régionales. Il a créé une communauté dont le nom, Struggle for Pride [Lutter pour sa fierté], est tout un programme.
Comment voyez-vous le rock japonais dans les années à venir ?
M. Y. : Je pense qu’il va continuer de se développer autour de deux axes. D’un côté, il y aura toujours la J-pop et sa stratégie fondée sur la communication télévisuelle et les ventes massives. De l’autre, il y aura de petites communautés sur Internet autour desquelles des groupes charismatiques connaîtront le succès. Ces groupes-là risquent de voir leur carrière prendre une tournure plus internationale grâce à l’activité des communautés liées à la scène indépendante sur Internet. Je crois que parmi eux, il y en aura qui s’associeront à ce mouvement de solidarité transnational que l’on voit poindre actuellement.
Propos recueillis par Odaira Namihei