Depuis sa création en 2006, le site de partage de fichiers vidéo a bouleversé le secteur des médias. Mais pas seulement.
Qu’est-ce qui réunit près de 20 % de la population japonaise, suscite des débats enflammés dans l’opinion et permet d’intéresser une partie de la jeunesse – 60 % de ses utilisateurs ont moins de 30 ans – à l’actualité ? Vous séchez ? Ce n’est ni Facebook ni Mixi, son équivalent nippon, mais un autre site Internet baptisé Nico Nico Dôga qui, en l’espace de quelques mois, est devenu un véritable phénomène de société dans l’archipel. Lancé en décembre 2006 en tant que site de partage de clips vidéo, Nico Nico Dôga, Nicodô pour les intimes, a attiré l’attention des internautes japonais qui, une fois inscrits, peuvent laisser leurs commentaires sur les images présentées. Mais à la différence de YouTube qui permet également de commenter les vidéos, le site géré par la société tokyoïte Dwango Co. offre la possibilité aux usagers de les incruster en temps réel directement sur l’image. Cette nouvelle façon de communiquer a évidemment séduit les internautes qui disposaient d’un moyen original pour s’exprimer et échanger. Cependant, n’allez pas croire que les commentaires soient du plus haut niveau. Bien souvent, vous voyez apparaître sur l’écran la lettre “w” ou toute une série de “w” qui signifient simplement que la personne en train de visionner la vidéo est en train de rire. En japonais, rire se dit “warau”. En utilisant la première lettre du mot, on exprime sa bonne humeur. Plus on écrit de “w”, plus on s’amuse. On peut parfois assister à des sortes de concours que se livrent les usagers pour savoir celui qui rit le plus devant telle ou telle vidéo.
De prime abord, Nicodô peut apparaître comme un site inutile comme il en existe beaucoup à travers le cyberespace. Mais là aussi, ce serait aller un peu vite en besogne que de le classer dans cette catégorie. Son succès incroyable plaide également en sa faveur, car il est difficile de croire que 21 millions d’imbéciles se sont donnés rendez-vous sur cette plate-forme uniquement pour inscrire des “w” à longueur de temps sur des vidéos de dessins animés. Si la part de ceux qui se contentent de ce genre de distraction n’est pas négligeable, ceux qui ont trouvé dans Nico Nico Dôga le lieu où ils peuvent partager, débattre et s’impliquer voient leur proportion croître à vue d’œil. Cela s’explique en partie par le fait que Nicodô réunit sur un seul et même écran YouTube, Twitter et Ustream (site qui assure la diffusion en direct d’émissions). Pragmatiques, les Japonais ont compris l’intérêt de cet outil. Cela les détourne encore davantage des médias traditionnels, comme la télévision, qui ont perdu leur attractivité passée faute de pouvoir assurer la participation des usagers. Peu à peu, le site se substitue aux chaînes traditionnelles, attirant à lui des politiciens comme Ozawa Ichirô, homme fort du Parti démocrate au pouvoir et l’une des personnalités les plus influentes, venu répondre, en novembre 2010, en direct aux internautes alors qu’il était confronté à un gros scandale. Lui qui refusait de répondre aux médias traditionnels a voulu montrer qu’il n’avait pas peur d’affronter un public qui ne prend pas toujours de gants pour s’exprimer. Pour être entendu, il faut être présent sur Nicodô.
Le changement de perception du site est lié aux événements tragiques du 11 mars et à la crise nucléaire qui en a découlé. Dès le lendemain de la catastrophe Nicodô a non seulement décidé de reprendre les émissions spéciales produites par les grandes chaînes, mais aussi de diffuser des reportages réalisés avec les moyens du bord dans les régions frappées par le tsunami, grillant souvent la priorité aux autres médias. Par ailleurs, le site Internet a diffusé en direct et en intégralité les conférences de presse tenues par Tepco ou les responsables politiques, permettant aux internautes de se forger leur propre opinion sur la situation et d’y réagir. En résumé, les internautes ont conquis un espace de liberté où les idées les plus diverses peuvent s’exprimer sans tabou et où les sujets souvent absents des colonnes des journaux ou des émissions de télévision sont abordés notamment dans l’espace Kôshiki nama. Des journalistes, des spécialistes ou simplement des personnes qui ont quelque chose à dire viennent débattre de discrimination, de liberté d’expression ou de précarité. Des thèmes qui interpellent et suscitent des réactions de la part des internautes.
Le 8 avril dernier, la société Dwango a inauguré dans le quartier de Harajuku, à Tôkyô, Nico Nico Honsha, son vaisseau amiral, composé de studios et d’un café où la communauté des “niconautes”, si l’on peut les appeler ainsi, peuvent se rencontrer physiquement. L’inauguration du lieu a attiré plus de 2000 personnes malgré la pluie. La création de ce lieu est un élément important dans la stratégie de l’entreprise qui pose ainsi les bases de son expansion. En juillet, un autre lieu, cette fois situé dans le quartier branché de Roppongi, sera inauguré dans une ancienne boîte de nuit, le Velfarre, reconvertie pour accueillir des événements musicaux qui seront commentés en direct par les internautes sur d’immenses écrans installés dans la salle. Le désir d’exister concrètement en ayant pignon sur rue s’accompagne aussi d’une volonté de développer la marque à l’étranger. Déjà présent en 2010 à la Japan Expo, Nico Nico Dôga revient cette année avec l’envie de mieux se faire connaître du public français. En mai dernier, le festival Nico Nico, grand-messe annuelle du site, n’a pas été organisé au Japon, mais à Taiwan où plus d’un millier de fans locaux sont venus assister aux concerts suivis en direct par plus de 140 000 personnes. Nicodô s’inscrit parfaitement dans l’univers de la culture populaire japonaise qui bénéficie d’un fort engouement à travers le monde. C’est donc une excellente occasion pour tenter de percer sur de nouveaux marchés et tailler des croupières à YouTube ou autres DailyMotion. Nico Nico Dôga dispose de solides arguments, mais rien ne permet de dire s’il pourra atteindre son objectif à l’étranger où la libre expression est une réalité depuis plusieurs années. C’est évidemment au Japon que la petite révolution culturelle qu’il a entamée est la plus intéressante à suivre. Elle aura forcément un impact dans les années à venir, car, rappelons-le, les 21 millions d’usagers de Nicodô sont jeunes. Ce sont eux qui, un jour, dirigeront le pays et se souviendront de leur expérience Nico Nico pour faire de la politique et s’adresser aux autres autrement.
Gabriel Bernard
Pour en savoir plus : www.nicovideo.jp
Sugimoto Seiji, le chef d’orchestre
Qu’est-ce qui assure la popularité de Nico Nico Dôga ?
Sugimoto Seiji : Nicodô est très différent des autres sites de partage de fichiers vidéo en ce sens que les programmes les plus populaires sont ceux qui ont été produits et publiés par les utilsateurs eux-mêmes. En particulier les clips vidéo. Nicodô s’est imposé comme un lieu de création et d’expression très intéressant. En dehors de cela, il y a les émissions que nous produisons et diffusons en direct. Les invités politiques et les débats suscitent un réel intérêt tout comme les dessins animés. Les interventions d’Ozawa Ichirô ou même du Premier ministre Kan ont attiré plus de 50 000 personnes dès le départ.
Comment expliquez-vous ce succès au Japon ? Avez-vous des utilisateurs à l’étranger ?
S. S. : Je crois que la possibilité qu’ont les utilisateurs de commenter directement sur la vidéo diffusée contribue grandement au succès de Nico Nico. Par ailleurs, la mise en place de communautés de fans autour de créations produites par les utilisateurs eux-mêmes est aussi une bonne explication. Tout cela rend notre service unique en son genre. Pour ce qui est des utilisateurs étrangers, leur nombre est évidemment très faible par rapport à celui des Japonais. Mais nous participons à la Japan Expo en France, à l’Anime Expo de Los Angeles et nous renforçons notre présence à Taiwan. Une façon de gagner en notoriété, c’est certain.
Quelles sont les conditions nécessaires pour que Nico Nico Dôga s’imposent à l’étranger ?
S. S. : Je crois que ces conditions sont nombreuses et variées. C’est la raison pour laquelle nous avons organisé cette année notre grand événement live à Taiwan. C’est une première étape dans notre développement international. Je pense que ce type de rendez-vous a vécu. Voilà pourquoi, nous avons prévu d’organiser en 2012 un super événement où il y aura bien sûr de la musique, mais aussi des débats, des dessins animés, etc. Il s’agira de rassembler en un seul et même lieu tout ce qui fait Nicodô. Cela devrait se dérouler à Chiba, à l’est de Tôkyô.
Pourriez-vous nous expliquer quel a été le rôle de Nicodô lors des événements du 11 mars ?
S. S. : Nous avons décidé de retransmettre les émissions spéciales que la chaîne publique NHK a diffusées ainsi que les conférences de presse des autorités afin que les personnes qui ne regardent pas la télévision puissent être informées. Nous avons aussi mis sur pied un espace d’information à partir d’une dizaine de sources différentes comprenant des contenus fournis par les utilisateurs eux-mêmes. Nous avons aussi diffusé l’intégralité des conférences de presse de Tepco, la société gérante de la centrale de Fukushima-Daiichi lors que les chaînes de télévision n’en montraient que quelques extraits. Nous avons ainsi permis aux gens d’avoir accès à l’information brute que les autres médias ne leur donnaient pas.
Avez-vous le sentiment que vous avez fait du mal à la télévision ?
S. S. : Je ne crois pas. Nous avons démontré qu’en tant que média sur Internet nous pouvions avoir un rôle complémentaire vis-à-vis des médias traditionnels comme la télévision ou la presse écrite.
Vous allez bientôt ouvrir un espace de musique live à Roppongi. Pourriez-vous nous en dire plus ?
S. S. : La retransmission de concerts a été l’une des premières activités de Nicodô. Notre nouvel espace NicoFarre servira principalement à cela. Nous y avons aussi installé des écrans sur lesquels on pourra lire en temps réel les commentaires des internautes qui suivront la retransmission. Une façon de mélanger l’émotion ressentie dans la salle avec celle des internautes. Une nouvelle expérience qui n’aurait pas pu voir le jour sans notre volonté d’y parvenir.
Propos recueillis par G. B.