Cela fait cent ans que le plus célèbre pont du Japon a été reconstruit en pierre. L’occasion de découvrir le quartier qui porte son nom.
Le visiteur, qui arrive pour la première fois à Tôkyô pour peu qu’il ait pris une des nombreuses navettes qui relient l’aéroport de Narita au centre de la capitale, a l’impression que les routes sont en suspension en raison du réseau assez dense d’autoroutes qui la traverse. Il finit même par oublier qu’il y a sous ses enchevêtrements de béton et d’acier des ouvrages d’art bien plus beaux et chargés d’histoire. Construites au début des années 1960 pour faciliter la circulation dans la ville qui allait accueillir en 1964 les Jeux olympiques, les autoroutes aériennes ont certes rendu service, mais elles ont dénaturé certains endroits de la capitale, comme Nihonbashi, littéralement le “pont du Japon”, qui symbolise comme le pont Mirabeau à Paris un certain esprit de la cité. L’écrivain Kaikô Takeshi avait publié à cette époque un texte à charge contre les initiateurs des projets autoroutiers. “Est-ce que les gens qui traversent aujourd’hui Nihonbashi ont un sentiment de liberté ? Il n’y a plus ni ciel ni eau. A la place, il y a ces autoroutes et leurs ossatures d’acier d’où dégringolent des poussières noires”, écrivait-il. Ce sentiment est partagé par de nombreux habitants du quartier qui, depuis quelques années, se mobilisent pour lui rendre son lustre d’antan et surtout redonner à cet endroit son âme. Le Français Noël Nouët, dans son ouvrage Tôkyô vue par un étranger paru en 1934 dans lequel il dressait un portrait de la capitale japonaise en 50 dessins, rappelait que “Nihonbashi étai très populaire à Edo et bien des estampes le représentent avec la foule pittoresque qui s’y pressait”. L’engouement pour ce lieu était dû en grande partie au fait que l’ouvrage servait de point de départ pour les grandes routes du pays. Aujourd’hui encore, une plaque rappelle que les distances étaient calculées à partir de ce lieu comme Notre-Dame à Paris. Nihonbashi était le cœur commercial d’Edo. C’est là que vivaient les marchands les plus riches et que les grandes enseignes comme Mitsui ou Daimaru ont prospéré. Pour illustrer le poids important de ce quartier, il faut rappeler qu’il a, en 1896, accueilli le premier bâtiment de taille imposante et de style occidental conçu et construit par des Japonais. Il s’agissait de la Banque du Japon. Centre financier du pays, le quartier attirait les investisseurs et les entreprises qui voulaient profiter de cette richesse.
Une promenade dans le quartier permet de découvrir encore quelques traces de ces bâtiments. Celui de la Banque du Japon est ouvert au public. Le visiteur peut ainsi prendre la mesure du travail accompli par l’architecte Tatsuno Kingo largement influencé par les constructions britanniques. Non loin de là, on trouve également les beaux restes de l’empire Mitsui, notamment le bâtiment principal (Mitsui honkan) qui fut en 1929, six ans après le terrible séisme qui ravagea Tôkyô, le premier à utiliser les techniques de pointe venues des Etats-Unis dans le domaine du béton. Ce premier immeuble de bureaux en impose encore et rappelle que la famille Mitsui était l’une des plus opulentes de l’archipel. Elle a accumulé de nombreux trésors que le musée Mitsui (Mitsui kinen bijutsukan) met en valeur à quelques pas de ce bâtiment aux formes classiques qui a bien résisté à l’usure du temps.
Ce n’est pas le cas du pont lui-même. Nihonbashi a initialement été construit en 1603, au début de la domination des Tokugawa sur le pays. “Nihonbashi, c’est le poumon d’Edo. C’est là que se rassemblent les gens venus de toutes les régions du pays. Que l’on jette un regard à droite ou à gauche, tout ce qui l’entoure suscite l’émerveillement”, écrivait-on à l’époque. Edo était alors l’une des cités les plus dynamiques de la planète et pour en prendre conscience, il fallait emprunter ce pont et ensuite traverser le quartier marchand toujours achalandé. Chaque année, lorsque le représentant de la Hollande, qui était le seul pays étranger autorisé à avoir un contact avec le Japon, faisait le voyage depuis Nagasaki, il devait passer par cette structure en bois qui a disparu. Aujourd’hui, le “pont du Japon”, dans sa forme originale en bois, est visible à Kyôto. Pour les besoins des très nombreux films en costumes (jidaigeki) qui se déroulent souvent à l’époque d’Edo (1603-1868), les studios de la Tôei implantés dans l’ancienne capitale impériale ont construit une réplique que l’on peut fouler lorsqu’on se rend là-bas depuis qu’une partie des studios a été transformée en parc de loisirs (eiga mura). A Tokyo, le bois a été remplacé par la pierre. L’actuel Nihonbashi a été inauguré en 1911. Même s’il n’est pas aussi majestueux que certains ponts parisiens, il vient rappeler que Tôkyô est une ville d’eau. Si le “pont du Japon” n’enjambe pas la fameuse rivière Sumida, mais la rivière Nihonbashi, il met en lumière l’importance de l’eau dans l’histoire de la ville. Point de départ des cinq principales routes du Japon, dont le fameux Tôkaidô à destination de Kyôto, Nihonbashi était aussi le centre du commerce maritime. Rappelons que la géographie du Japon (présence de nombreuses montagnes) n’a pas permis le développement de grandes routes commerciales terrestres. L’essentiel des échanges commerciaux dans l’archipel se faisait par cabotage. Dès lors que les commerçants avaient établi leurs entrepôts et boutiques à proximité de Nihonbashi, l’activité navale y était très importante. Il faut ajouter également que le marché aux poissons de Nihonbashi a longtemps été une référence dans le pays. Désormais il faut se pencher pour voir que la rivière Nihonbashi est encore là. Les énormes colonnes des autoroutes ont remplacé les bateaux et il est difficile de mesurer à quel point l’eau a joué un rôle crucial dans l’émergence du quartier.
Néanmoins, ce bastion commercial conserve des traces de son intense activité économique au travers de boutiques qui, pour certaines d’entre elles, ont plus de trois siècles d’existence. C’est le cas notamment de Kanmo fondé en 1688. Située à 5 mn à pied du pont derrière le grand magasin Mitsukoshi, cette maison doit son extraordinaire longévité au hanpen sa spécialité à base de poisson. Il s’agit de requin haché cuit à la vapeur dont la recette qui est utilisée de nos jours est celle qui, au XVIIème siècle, a fait sa réputation. Kanmo est un héritage de l’époque où le marché aux poissons de Nihonbashi était connu dans tout le pays. Dans la boutique, on affiche fièrement ce lien avec la culture d’Edo. A proximité du “pont du Japon”, Eitarô, dont les pâtisseries japonaises sont réputées dans tout le pays, existe depuis 1857. Un autre magasin est aussi fier de son histoire ancienne. Il s’agit de Haibara dont la spécialité est le papier japonais. Il n’est pas difficile à trouver. A partir de Nihonbashi, il faut se diriger vers le sud et prendre la quatrième rue sur la gauche. Si vous êtes en métro, empruntez la sortie B8, la boutique est à une vingtaine de mètres. Vous y trouverez toutes sortes de papiers avec des motifs très divers. Ces derniers mois, Haibara a remis au goût du jour les décors de la fin du XIXème et du début du XXème siècle qui raviront vos amis. A trois minutes de là, pour rester dans l’univers du papier, une petite visite au musée du cerf-volant (Tako no hakubutsukan) s’impose. Situé au quatrième étage de l’immeuble Taimeiken, ce petit espace présente de magnifiques pièces que l’on dévore des yeux.
Un autre musée situé au sud du pont vaut aussi le détour. Il s’agit du musée Bridgestone. Disposant d’une collection honnête d’œuvres impressionnistes et post-impressionnistes (Monet, Renoir, Picasso), il possède également de nombreux tableaux de peintres japonais modernes dont on appréciera la mise en valeur. Nihonbashi réserve encore bien d’autres surprises au visiteur qui prend le temps de s’y promener. Il ne reste plus qu’à éliminer les autoroutes qui ont dénaturé le lieu. En décembre 2005, Koizumi Junichirô, alors Premier ministre du Japon, avait exprimé son désir de les faire disparaître et de rendre à Nihonbashi son lustre d’antan. L’homme a quitté le pouvoir, mais l’idée est restée. Depuis, des associations se battent pour redonner sa flamboyance à un quartier imprégné par l’âme d’Edo.
Odaira Namihei
Pratique pour s’y rendre :
Trois lignes de métro déservent la station Nihonbashi (Ligne Ginza, ligne Asakusa et ligne Tôzai). Il est donc très facile de s’y rendre. Compter 18 minutes par exemple au départ de Shibuya. La sortie la plus proche du pont est la B11. Il vous faudra 2 minutes pour atteindre le fameux endroit. Si vous êtes à la gare de Tôkyô, comptez 10 minutes à pied à partir de la sortie nord de Yaesu.
Yamamasu Katsuya, l’enfant d’Edo
Vous dirigez le Comité pour la renaissance de Nihonbashi. Vous avez mis sur pied un projet de redynamisation du quartier à l’occasion de l’anniversaire du pont. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les motivations de votre comité ?
Yamamasu Katsuya : Notre association mène depuis plusieurs années des opérations qui visent à rappeler la place centrale que le quartier de Nihonbashi a occupé dans l’histoire de la ville depuis 1603, date de sa première construction. Comme vous le savez, ce quartier a été le centre commercial d’Edo et nous souhaitons en partenariat avec les entreprises encore présentes faire en sorte de lui redonner son lustre. Dois-je aussi vous rappeler que de nombreuses estampes sur lesquelles est représenté le quartier ont été exposées en France. En nous appuyant sur l’héritage de ce lieu unique dont l’importance culturelle et historique n’est plus à prouver, nous avons dans l’idée de le promouvoir avec ce qu’il en reste, ce qui peut être relancé et ce qui peut être inventé.
Quels sont les principaux charmes de ce quartier ?
Y. K. : Nous vivons aujourd’hui dans un monde de plus en plus globalisé. Cependant, en dépit de cette réalité, le quartier de Nihonbashi dispose d’une variété de particularités comme sa culture culinaire et son histoire qui lui permettent de d’offrir un visage qui n’a rien de lisse. Je crois que cette diversité est de nature à attirer un public curieux et désireux de s’imprégner d’une tradition forte.
Dans l’histoire d’Edo, Nihonbashi a joué un rôle très important. Comment ce quartier s’inscrit-il désormais dans l’histoire de Tôkyô ?
Y. K. : Je pense qu’à l’époque d’Edo, il y avait le souci de faire en sorte que le développement de la cité se fasse en harmonie avec la nature. En tant que quartier qui revendique son héritage culturel d’Edo, je crois que nous pouvons contribuer à bâtir une “éco-cité”. Il y a quelques années, on a découvert à Berlin le Kidai Shôran, un rouleau qui décrit de façon extrêmement détaillée la vie à Edo au début du XIXème siècle, en particulier le quartier de Nihonbashi. On y découvre de façon très claire cette harmonie que j’évoquais. Si notre quartier retrouve son dynamisme d’antan, il est en mesure de de donner un élan à la construction d’une ville qui saura accorder plus de place à la nature.
Si vous aviez un restaurant à recommander à un touriste français, quel serait-il ?
Y. K. : Dans le seul quartier de Nihonbashi, on recense plus de 200 commerces qui ont plus d’un siècle d’existence. Je pense que c’est un chiffre inégalé dans le monde. Chacun d’entre eux a sa particularité qui explique sa longévité et l’intérêt de s’y rendre. Néanmoins, pour répondre à votre question, je citerais le Kappô Toyoda fondé en 1863 qui sert une excellente cuisine.
Et si vous deviez conseiller une boutique ?
Y. K. : C’est une question difficile compte tenu de la grande variété des magasins et des goûts tout aussi variés des touristes étrangers. Mais je ne vais pas me défiler. Je sais que les couteaux japonais sont réputés dans le monde. Il se trouve que la coutellerie Kiya fondée en 1792 se situe à moins de 5 minutes de Nihonbashi. Non loin de là, les amateurs de papier japonais trouveront leur bonheur chez Ozu washi qui a plus de 350 ans d’histoire et dont le réalisateur Ozu Yasujirô était un des descendants. Créée en 1699, Ninben est une boutique très réputée pour sa bonite séchée (katsuobushi). Elle vient de s’installer dans le nouveau centre commercial Coredo. Enfin, pour citer un commerce plus jeune, Yamamoto Noriten qui a été fondé en 1849. Ses produits à base d’algues sont parmi les plus fameux du pays.
Propos recueillis par O. N.