Après avoir publié Le Bateau-usine, les Editions Yago redonnent sa chance à un roman moins connu : Le Quartier sans soleil.
Le soleil joue à cache-cache entre les deux collines de telle sorte que jamais la lumière ne pénètre dans la vallée. Vraiment ce “quartier dans la vallée” peut s’appeler “le quartier sans soleil”», peut-on lire dans les premières pages de Quartier sans soleil signé Tokunaga Sunao et publié par les éditions Yago. Réédité, serait le terme le plus approprié puisque ce roman a déjà connu deux publications en France aux Editions Rieder en 1929 et aux Editions Sociales Internationales en 1933 à une période où la mobilisation sociale était forte dans notre pays. Les lecteurs français pouvaient ainsi se rendre compte des difficultés auxquelles étaient confrontés les ouvriers japonais dans leur travail, mais aussi dans leur quotidien. A l’époque, il n’y avait ni Internet ni la télévision pour relayer les mouvements sociaux et favoriser une prise de conscience collective. La littérature était un des moyens les plus efficaces pour toucher le cœur des gens. Aujourd’hui, quelques tweets, des photos publiées sur Facebook et des slogans bien sentis permettent à des mouvements comme Occupy de s’étendre de New York à Tôkyô, en l’espace de quelques heures. En 1929, les phrases dépassaient les 140 caractères imposés par Twitter et elles évoquaient avec force la dure réalité. “Depuis que le hurlement de la sirène de l’usine ne retentissait plus jusqu’au fond de chaque baraque, il semblait que toute vie eût abandonné le quartier au fond de la vallée”, souligne Tokunaga Sunao pour rappeler la lutte acharnée que les ouvriers de Daidô mènent contre des patrons avides et manipulateurs. Publié sous forme de feuilleton en 1929 dans la revue Senki [L’Etendard] de la Fédération des artistes prolétariens japonais, Le Quartier sans soleil s’inscrit dans ce courant de la littérature prolétarienne dont une des œuvres les plus connues est Le Bateau-usine (Kanikôsen) de Kobayashi Takiji également paru en France aux Editions Yago. A la différence du roman de Kobayashi, celui de Tokunaga n’a pas connu un nouveau succès d’estime dans le Japon des années 2000. En effet, Le Bateau-usine a bénéficié, il y a trois ans, dans l’archipel d’un engouement extraordinaire, notamment chez les jeunes qui devaient alors affronter une réalité sociale de plus en plus dure. Illustration de cette popularité, un remake de l’adaptation cinématographique de 1953 a bénéficié d’un très gros budget pour sa réalisation confiée en 2009 à Sabu. Le Quartier sans soleil n’a pas connu le même retour en grâce. Lui aussi adapté au cinéma en 1953 par Yamamoto Satsuo, le roman n’a pas séduit les producteurs peu enclins à prendre des risques. Les lecteurs n’ont peut-être pas été séduits parce que l’auteur n’a pas eu le même destin tragique que celui du Bateau-usine. Il n’est pas mort sous la torture policière en 1933 comme Kobayashi, il n’est pas devenu le héros que les jeunes Japonais des années 2000 recherchent. Il est décédé en 1958 d’un banal cancer. Il n’empêche que Le Quartier sans soleil est une œuvre d’une très grande qualité littéraire et historique. “Quand seuls rouleront sur l’asphalte sans poussière les derniers modèles de Citroën, de Buick et de Nash, quand les mains aux ongles vernis feuilleteront délicatement des carnets de chèques, quand des élégantes, vêtues de robes excentriques, danseront sur les parquets cirés, quand les tissus légers et chers seront garnis de bijoux plus chers encore, alors seulement la ville apparaîtra dans toute sa splendeur. C’est pour cela que la civilisation capitaliste existe, avec ses théories et ses lois.” En quelques lignes, Tokunaga Sunao a parfaitement saisi la cruelle réalité de notre monde.
Gabriel Bernard
Extraits de Quartier sans soleil de Yamamoto Satsuo (1953) :