Casterman publie Thermae Romae de Yamazaki Mari dans lequel l’auteur défend son amour pour cette tradition japonaise.
C’est l’heure pour chacun de laver le dos des autres. PDG et mendiants, moines et yakuza, personnes âgées et enfants en bas âge, nous sommes tous égaux ici. Juste des corps qui ont besoin d’être lavés. Il n’y a aucune différence entre nous quand nous nous retrouvons nus. Chacun sent l’âme de l’autre. Chacun fait attention à l’autre. Nous ne devons pas cela à l’école ou à la loi. Car l’école nous apporte seulement le savoir. Elle ne nous apprend rien de la vie. La loi ne nous apporte que le bon sens. Elle ne nous apprend rien de la vie. Voilà qui fait du bain public le lieu parfait pour apprendre la vie. C’est assurément le meilleur endroit du Japon ». Telles sont les paroles de la complainte chantée par un client d’un de ces bains publics (sentô) dans le film de Sugimori Hidenori, Mizu no onna (2002), dont l’essentiel de l’action s’y déroule.
Le bain est en effet une pratique culturelle profondément enracinée dans la vie quotidienne au Japon. Son origine est encore floue mais l’on sait qu’elle est très ancienne puisque dans l’Histoire du royaume de Wei, texte chinois de 297 après J. C., on rapportait que les Japonais pratiquaient un rituel lié au bain, pratique sans doute importée de Chine et liée à la religion. Le bain était un moyen de se purifier lorsqu’on avait été en contact avec la mort. Dans des textes historiques ultérieurs, il existe de nombreuses références au bain ainsi que des traces archéologiques. Iwaburo [bain en pierre] et kamaburo [chaudron] sont les deux types de bain les plus anciens répertoriés dans l’archipel. Ils s’apparentaient davantage à des bains de vapeur qu’aux bains que l’on connaît aujourd’hui. Ceux-ci étaient situés dans l’enceinte des temples bouddhistes à une époque où le bouddhisme se diffusait largement dans le pays. Ils sont les ancêtres des bains publics d’aujourd’hui. Les premiers ont fait leur apparition au XIème siècle et le terme sentô en 1401. Combinaison de deux caractères chinois signifiant respectivement « monnaie » (sen) et « eau chaude » (tô qui se prononce aussi yu), sentô est le terme le plus courant pour désigner ces lieux qui, à partir du XVIème siècle, vont connaître un développement important.
C’est en 1591 que le premier sentô est construit à Edo. A cette époque, il ne s’agissait pas encore des bains que l’on connaît aujourd’hui. On parlait alors de todanaburo, ou cabine de bain, dans laquelle on trouvait une baignoire dont l’eau était chauffée par le sol. Afin de conserver la chaleur de l’eau, les propriétaires des bains imaginèrent d’éliminer les portes coulissantes qui favorisaient l’évaporation de la chaleur et de créer le zakuroguchi, un espace où la chaleur était capturée grâce à des planches placées à l’entrée, lesquelles obligeaient les clients à y pénétrer en se courbant. Si cette solution assurait une température régulière à l’eau du bain, elle avait l’inconvénient de plonger le lieu dans le noir, réservant ainsi quelques mauvaises surprises aux clients (cadavres, déchets, etc.). Ce n’est qu’à la fin du XIXème siècle que ce système fut abandonné au profit de bâtiments mieux éclairés, donnant ainsi naissance au sentô que l’on connaît encore aujourd’hui.
Constitué de trois zones bien distinctes (la salle de déshabillage et de repos, la salle où l’on se lave et enfin le bain proprement dit), le bain public s’est imposé au fil des années comme un lieu de convivialité très important pour les Japonais. Dans certaines régions agricoles, on profitait du bain entre voisins pour déterminer le moment des récoltes et les travaux à accomplir en commun. Cependant, à partir des années 1960, le nombre de bains publics a commencé à décliner avec la démocratisation de la salle de bain dans les appartements. Certes le bain en tant que moment important de la vie quotidienne n’a pas disparu, mais il ne joue plus son rôle dans les rapports sociaux. Le développement au cours des deux dernières décennies du tourisme thermal avec l’engouement des Japonais pour les stations thermales (onsen) permet occasionnellement à chacun de retrouver l’ambiance qui régnait dans les sentô. Mais comme le dit la complainte entendue dans Mizu no onna, “la disparition des bains publics signifie la disparition de l’esprit chevaleresque. C’est aussi moins de compassion pour les autres. Et sans compassion, pas de bains publics”. Un véritable bouleversement qui traduit les changements profonds opérés dans la société japonaise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Heureusement Yamazaki Mari avec son manga Thermae Romae rappelle aux Japonais l’importance de cet espace commun et permet aux lecteurs étrangers de découvrir un élément fondamental de la culture nippone.
Gabriel Bernard
Référence :
Thermae Romae de Yamazaki Mari, trad. par Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, coll. Sakka, Casterman, tome 1 & 2, 7,50 € le volume.