Au centre de la capitale, ce quartier concentre de très nombreuses librairies où, il y a un siècle, des Chinois venaient préparer leur révolution.
Le long des quais de la Seine à Paris, les touristes étrangers sont nombreux à s’arrêter et à fouiller dans les rayons des bouquinistes dont le manque d’amabilité est sûrement aussi célèbre que le vert bouteille de leurs étals. Si l’on est prêt à prendre le risque de se faire rembarrer par un de ces charmants commerçants que l’on a toujours l’impression de déranger, on peut parfois tomber sur quelques éditions rares ou des ouvrages épuisés depuis longtemps. Avec l’avènement d’Internet, il est beaucoup plus facile de trouver des livres anciens et il n’est plus nécessaire d’aller se colleter à ces individus malotrus. A Tôkyô, les bouquinistes ne sont pas concentrés le long de la Sumida et sont la plupart du temps des commerçants aimables et prêts à rendre service. Concentrées dans le quartier de Jimbochô, les librairies de livres anciens, mais aussi de livres récents peuvent être un objectif de promenade fort agréable dans la capitale japonaise. Il fut un temps où la jeunesse étudiante s’y retrouvait pour aller à la pêche aux éditions épuisées ou tout simplement pour lire debout (tachiyomi) les derniers numéros de leurs magazines préférés. Ici, comme dans la majorité des librairies nippones, il n’est pas interdit de lire un livre ou un magazine tant qu’on ne l’abîme pas. Même s’ils sont moins nombreux que par le passé, on voit encore des lycéens qui viennent s’agglutiner autour de la livraison toute fraîche des magazines de manga pour connaître la suite des aventures de tel ou tel personnage.
Mais les jeunes préfèrent aujourd’hui se rendre à Akihabara, qui fut la Mecque des fanas d’électronique, avant de se transformer, ces dernières années, en un des lieux cultes des amateurs de manga et de jeux vidéo. Dès lors, Jimbochô a perdu un peu de sa fraîcheur. La plupart des personnes qui le fréquentent ont la trentaine bien tassée, voire davantage. Mais qu’importe l’âge de ceux qui s’y rendent, ce qui compte, c’est le plaisir procuré par la balade au milieu des librairies, des livres qui s’entassent parfois sur les trottoirs et du silence. Contrairement à de nombreux autres quartiers de Tôkyô où le bruit est omniprésent, Jimbochô a fait du silence l’une de ses caractéristiques qui sied si bien au livre. Lorsqu’on sort du métro à la station Jimbochô (ligne Hanzomon ou Mita), c’est même un peu déconcertant, mais, rassurez-vous, on s’y habitue très bien. L’esprit peut alors se concentrer sur l’essentiel, à savoir les quelque 160 librairies qui occupent ce quartier. On en trouve sur les grandes artères dans les ruelles perpendiculaires ou parallèles par exemple sur la Yasukunidôri, la grande avenue qui traverse Jimbochô. Il y en a qui ressemblent à des librairies ou du moins à l’idée qu’on se fait habituellement d’un lieu où l’on vend des livres, mais il y en a aussi qui occupent quelques dizaines de mètres carrés dans les étages d’un immeuble ordinaire. Voilà pourquoi cela demande une certaine attention si l’on cherche une adresse en particulier d’autant plus si le libraire en question a choisi d’ouvrir boutique en haut d’un improbable escalier. C’est aussi ce qui fait le charme de ce lieu qui invite à la nonchalance. Pour peu que l’on aime le papier, le vieux papier, on peut découvrir dans cette immense caverne d’Ali Baba des trésors inattendus et pas seulement en langue japonaise. Evidemment, ce serait mentir que de prétendre qu’on y trouve des centaines de milliers d’ouvrages en français, mais sur les quelque dix millions de livres qui y seraient entassés, il y en a des centaines, parfois très rares et pas forcément chers, qui attendent de trouver preneur. Si l’on est décidé à trouver un livre en particulier, autant bien préparer le terrain, en ciblant les librairies susceptibles de le posséder. En effet, la plupart des librairies sont spécialisées. Il y a celles qui ont fait de la religion leur centre d’intérêt tandis que d’autres proposent des ouvrages sur la photographie ou sur l’architecture. Certaines se sont créées pour répondre à la demande des amateurs de musique en quête d’ouvrages spécialisés ou de magazines anciens consacrés à leur artiste préféré. Il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Yaguchi Tetsuya dirige la librairie qui porte son nom. Bien située sur la Yasukunidôri, en direction de Kudanshita (sortie A3 à Jimbochô, à 50 m sur le trottoir de gauche, tous les jours de 11 h à 18 h), sa boutique est le lieu à visiter si l’on est fan de cinéma japonais ou occidental. “J’adore faire la conversation avec les clients et échanger avec eux sur notre passion commune : le cinéma”, dit-il avec le sourire. Rassurez-vous, même si vous n’êtes pas un dingue du 7ème Art, vous serez bien reçu et vous pourrez farfouiller dans les différents rayons pour découvrir le livre, le scénario ou la photographie sur lesquels vous finirez par jeter votre dévolu. Vous trouverez aussi bien une revue ancienne à 500 yens [environ 4,80 euros] qu’un flyer (à l’époque on disait sans doute tract) annonçant la sortie de La Tulipe noire avec Alain Delon au cinéma Scala de Hibiya le 18 avril 1964 pour 20 000 yens [191 euros]. L’acteur français reste une valeur sûre au Japon. Si l’on préfère la musique, le rock japonais pour être plus précis, il convient de se rendre chez Rockonking (Sortie A7 à Jimbochô, deuxième rue à gauche, à 150 m environ sur le trottoir de droite). Situé au deuxième étage d’un petit immeuble, cette petite librairie regorge de trésors pour les fans de X Japan par exemple ou de Luna Sea. Comme de nombreux autres libraires, les horaires d’ouverture (du lundi au samedi 13 h-19 h, le dimanche 12 h-17 h) sont fluctuants, notamment lorsqu’on se rapproche de la fermeture. Devant ces masses d’ouvrages écrits souvent en japonais, on peut parfois se sentir perdu et hésiter à poursuivre l’exploration des multiples boutiques dont certaines se résument à des armoires géantes donnant directement sur la rue. Là, pas question de toucher, car les livres sont empilés de façon très savante. D’ailleurs, la plupart du temps, les ouvrages disponibles sont signalés par des bandes jaunes sur lesquelles figurent le titre de l’ouvrage. Ces empilements sont assez impressionnants et font d’excellentes compositions photographiques (voir ci-contre). En revanche, il est peu probable que vous trouviez chez ces marchands ultra spécialisés des ouvrages de photographies. Rendez-vous plutôt chez Bondi Books (sortie A1 à Jimbochô, à 10 m de la sortie, tous les jours de 13 h à 19 h, lundi et mardi sur rendez-vous Tél. 03-3556-9299) que gère Josh Carey.
On y trouve des ouvrages uniques ou extrêmement rares, ce qui explique les prix parfois incroyables de certains d’entre eux. L’édition originale du fameux recueil de Robert Franck “The Americans” (1959) est en vente à 840 000 yens [8029 euros], soit environ 100 euros la page. C’est ça aussi Jimbochô, des petites librairies qui n’ont l’air de rien, mais qui recèlent de véritables trésors.
Le quartier, situé à proximité de plusieurs centres universitaires, a été, comme nous l’écrivions en introduction, un lieu où une partie de la jeunesse, la plus pensante, se rendait. C’est là que se trouve également l’éditeur Iwanami Shoten qui a joué un rôle crucial dans la diffusion de la littérature étrangère, mais a aussi été un des fers de lance du débat politique et philosophique dans l’archipel. C’est ici qu’a été fondée en décembre 1945, quelques mois après la capitulation, la revue Sekai où toutes les grandes plumes du pays se sont exprimées et s’expriment encore puisque le mensuel existe encore et poursuit son engagement pacifiste, anti-impérialiste, anti-nucléaire et anti-mondialisation. Malgré une baisse très nette de son lectorat qui a accompagné la disparition progressive des jeunes du quartier, il reste un espace de discussion des plus intéressants. L’éditeur a inauguré en février 1968 (époque glorieuse où tout faisait débat) l’Iwanami Hall (sortie A6 à Jimbochô), un cinéma où l’on diffuse des films rares, pour la plupart étrangers, qui n’auront pas la chance d’être distribués dans d’autres salles. Le cinéma y est d’ailleurs souvent à l’honneur, ce qui peut être l’occasion de faire une pause (1800 yens la place ou 1500 yens si elle a été achetée à l’avance) lorsqu’on a le mal du pays ou que l’on sature après avoir vu défiler tant de caractères chinois dans les librairies. En effet, les caractères chinois (kanji) sont très présents dans le quartier tout comme l’ont été les Chinois eux-mêmes au début du XXème siècle. A l’époque, le Japon, qui s’était imposé comme puissance militaire face à la Chine (1895) et la Russie (1904-1905), apparaissait aux yeux des jeunes Chinois comme le modèle à suivre pour sortir du joug occidental. C’est la raison pour laquelle des milliers d’entre eux ont quitté leur pays natal pour venir étudier à Tôkyô. Parmi eux, on recense plusieurs grands noms comme Zhou Enlai, l’ancien Premier ministre de Mao Zedong, ou encore Lu Xun considéré comme l’un des fondateurs de la littérature chinoise contemporaine. Ce dernier a passé trois ans à Jimbochô que l’on appelait alors “le quartier des étudiants étrangers”, voire “Chinatown”. Rien à voir avec les quartiers chinois qui existaient (et existent encore) dans les cités portuaires de l’archipel (Yokohama, Kôbe et Nagasaki) où l’on trouvait surtout des restaurants et des boutiques. A Jimbochô, il s’agissait surtout d’intellectuels qui ont, au cours de la première moitié du siècle dernier, joué un rôle considérable dans l’émergence d’une conscience chinoise et d’un désir grandissant de faire la révolution.
L’un des plus célèbres résidents du quartier n’est autre que Sun Yat-sen qui contribua largement à la Révolution chinoise de 1911 et devint le premier président de la République de Chine (1911-1912). Son engagement politique est intimement lié au quartier de Jimbochô où l’on imprima en 1905 le premier numéro de la revue Minbao. Il reste peu de traces de cette présence chinoise si ce n’est une petite stèle dans l’enceinte du petit parc Anzen (sortie A3 à Jimbochô vers Kudanshita, deuxième rue à droite, puis à 100 m environ) qui rappelle que Zhou En-lai a étudié à cet endroit. Un restaurant chinois, le Hanyanglou, fondé en 1911 existe toujours à proximité du parc Anzen. Le reste a disparu lors du séisme de 1923, puis lors de la Seconde Guerre mondiale.
On trouve néanmoins deux librairies chinoises à Jimbochô. La librairie Tôhô et la librairie Uchiyama, créées bien plus tard, disposent des fonds les plus conséquents sur la Chine ancienne et contemporaine. Voilà donc un quartier qui confirme que le livre constitue souvent un excellent moyen de voyager.
Odaira Namihei
Pratique pour s’y rendre :
Deux lignes de métro font arrêt à Jimbochô. La ligne Hanzômon et la ligne Mita. Néanmoins, on peut s’y rendre aussi en train. En venant de la gare de Tôkyô, il faut emprunter la ligne Chûô et descendre à Ochanomizu. Prendre la sortie ouest et descendre la Meidaidôri jusqu’au croisement de la Yasukunidôri. Cela prend environ une quinzaine de minutes.