Pour Ono Hirohito, un des principaux responsables de la rédaction de l’Asahi Shimbun, la presse a un train de retard.
Depuis plusieurs années, la diffusion des journaux baisse au Japon. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Ono Hirohito : Tout d’abord, d’autres moyens de s’informer sont apparus notamment Internet. Par ailleurs, les jeunes, en particulier les étudiants, prennent de moins en moins d’abonnements à la presse écrite. Cela s’explique aussi par une méfiance grandissante à l’égard des institutions établies dont font partie les grands médias.
Cette méfiance est apparue avant ou après les évéments du 11 mars 2011, en particulier ceux liés à l’accident de Fukushima Dai-ichi ?
O. H. : C’est quelque chose qui a commencé bien avant le 11 mars, mais ce qui s’est passé après cette date a sans doute renforcé ce sentiment de méfiance.
Parmi les arguments avancés pour justifier cette méfiance, on a souvent évoqué la dépendance des grands médias vis-à-vis des compagnies d’électricité comme Tepco, en particulier sur le plan publicitaire. Que répondez-vous à cela ?
O. H. : Comme d’autres journaux dans le monde, les quotidiens japonais vivent en partie de la publicité. Mais les compagnies d’électricité ne sont pas les seules à utilser ce support pour communiquer. Aussi le fait de publier des encarts publicitaitres de Tepco, par exemple, ne signifie pas que nous sommes dépendants de cette entreprise. C’est un peu facile de faire ce racourci.
Quand j’étais jeune journaliste, j’ai fait mes premières armes dans la préfecture de Saga, région où est implantée une centrale nucléaire. A l’époque, il y avait un projet pour construire d’autres réacteurs. J’ai écrit de nombreux articles contre ce projet-là. L’Asahi Shimbun publiait déjà les encarts des compagnies d’électricité, mais à aucun moment, mes articles n’ont été censurés par la direction du journal. Je vous rappelle aussi qu’à ce moment-là le journal n’était pas foncièrement opposé à l’énergie nucléaire commùe on pouvait le lire dans certains éditoriaux. Mais cela n’empêchait pas de publier ailleurs dans le journal des articles mettant en doute le nucléaire ou remettant encause certains projets comme je l’ai moi-même fait. Donc cette accusation de collusion entre les journaux et les compagnies d’électricité pour des raisons de dépendance publicitaires ne tiennent pas. Je peux dire que nous sommes libres d’écrire ce que nous voulons. Reste que de nombreux journalistes ont des hésitations à l’égard de l’attitude à adopter. C’est un fait. Mais cela n’a pas empêché notre journal de faire paraître en juillet 2011, environ quatre mois après l’accident de Fukushima, un grand éditorial dans lequel nous affirmions que le Japon devait désormais construire un avenir sans centrales nucléaires. Cela prouve bien que nos positions ne sont aucunement liées aux contrats publicitaires.
Malgré tout le doute subsiste notamment depuis que certaines manifestations importantes de l’opinion publique contre le nucléaire n’ont pas été couvertes par la presse, y compris votre journal.
O. H. : Concernant les manifestations du mois de juin autour de la résidence du Premier ministre, l’Asahi Shimbun a publié de grans articles à leur sujet. En revanche, c’est plutôt le Tôkyô Shimbun qui a minimisé leur importance. Voilà pourquoi ce journal a dû se fendre d’un article d’excuses. En revanche, la plus grande manifestation contre le nucléaire qui s’est déroulée en septembre 2011 a été très mal couverte par l’Asahi Shimbun. C’est un fait et c’est un problème. En effet, cette manifestation était d’une ampleur rare dans un pays où l’on manifeste peu. C’était un événement exceptionnel et notre journal n’a pas su saisir son importance. Par ailleurs, l’Asahi Shimbun n’a pas non plus assez consacré d’espace aux rassemblements qui se sont déroulés par la suite. Mais ce n’est pas parce que nous soutenions les centrales nucléaires, je vous rappelle que nous avions déjà pris position pour un Japon sans énergie nucléaire. Nous avons échoué dans notre couverture de ces événements parce que nous n’avons pas compris toute la portée de ces manifestations. Non seulement elles concernaient le nucléaire, mais elles marquaient une contestation vis-à-vis de la démocratie indirecte, c’est-à-dire du fonctionnement de la démocratie dans notre pays. Comme dans d’autres pays démocratiques, la démocratie japonaise est malade et la question nucléaire a mis en évidence sa faiblesse. D’un côté, la majorité de la population se montre inquiète voire hostile à l’égard du nucléaire alors que les hommes politiques se montrent insensibles à ces craintes. Les manifestations étaient donc à la fois dirigées contre la politique nucléaire, mais aussi contre la démocratie actuelle. C’est un élément très important à souligner. Je crois que les grands médias, y compris l’Asahi Shimbun, n’ont pas su appréhender cet aspect des choses. Les journalistes des sections politiques dans les grands journaux estiment que la décision politique incombe au pouvoir, aux hommes politiques ou députés élus, en d’autres termes aux institutions de la démocratie indirecte. C’est la raison pour laquelle ils ne peuvent pas envisager que des manifestations puissent avoir une quelconque influence sur la décision politique. Ils ne se sont donc pas intéressés à ces grands rassemblements et les ont traités de manière si légère. C’est un vrai problème.
Le Français Pierre Ronsavallon utilise le terme de “contre démocratie” pour évoquer la démocratie directe qui s’exprime notamment au travers de ces grandes manifestations. A mon sens, nous vivons actuellement les débuts de cette “contre démocratie” au Japon. Mais les journalistes ont apparemment eu du mal à saisir ce phénomène.
Peut-on dire que les grands médias, y compris votre journal, ont pris conscience de cette “contre démocratie” ? Si oui, quelles sont les conséquences de cette prise de conscience ?
O. H. : Il y a effectivement eu une prise de conscience. Nous avons ainsi publié à la fin de l’année dernière une série d’articles sous le titre de Kaosu no shinen [Le gouffre du chaos]. Elle avait justement pour thème le mauvais fonctionnement de la démocratie et surtout de la démocratie indirecte. Nous nous sommes interrogés sur le mauvais fonctionnement de la démocratie au temps de la mondialisation. Dans tous ces articles, nous avons mis en évidence l’importance de la démocratie directe en tant qu’élément complémentaire de la démocratie indirecte. Nous avons également publié plusieurs éditoriaux qui ont souligné l’importance des manifestations au Japon.
Récemment, le gouvernement japonais dirigé par le Parti démocrate a utilisé plusieurs instruments de démocratie directe et participative pour déterminer la future politique énergétique du pays. C’est une première dans l’histoire du pays. Jamais une équipe dirigeante ne s’était appuyé ainsi sur la démocratie directe pour un sujet de cette importance. Face à cette initiative, les journaux conservateurs comme le Yomiuri Shimbun ou le Sankei Shimbun défendent la démocratie indirecte, estimant que la démocratie directe ne peut conduire qu’au populiste et au fanatisme. A l’Asahi Shimbun, nous essayons plutôt d’évaluer les points positifs de la démocratie directe.
Parmi les outils de la démocratie directe que les manifestants ont beaucoup utilisé pour relayer l’information, il y a les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook. Comment un journal comme le vôtre se positionne par rapport à cela et comment il s’y adapte pour se rapprocher de cette fameuse démocratie directe ?
O. H. : Comme je le disais, il y a une méfiance qui s’est installée à l’égard des institutions établies. Après l’accident de Fukushima, ce qui a caractérisé les médias, c’est plutôt le discrédit que le crédit. Au même titre que les dirigeants politiques, les grands médias ont été discrédités. Beaucoup de gens se sont alors tournés vers Facebook ou Twitter pour trouver de l’information. Nous sommes responsables de cette situation. Nous devons donc considérer sérieusement le changement d’attitude à l’égard des médias, c’est une évidence. Toutefois, je n’arrive pas encore à saisir parfaitement le rôle de ces nouveaux médias.
Au niveau de l’Etat-nation, je crois qu’il est indispensable qu’il y ait, à plusieurs niveaux de la société, ce que j’appelle des références et que celles-ci soient partagées par le plus grand nombre. Dans le passé, les grands médias faisaient partie de ces références. Aujourd’hui, ils ont perdu ce statut, mais, dans le même temps, je ne suis pas certains que les nouveaux médias soient en mesure de prendre la place jadis occupée par la presse écrite et la télévision. Ce que les nouveaux médias procurent aux lecteurs ce n’est pas une référence, mais plutôt une préférence. Ainsi sur Internet, on recherche uniquement les informations qui nous plaisent ou qui vont dans notre sens. Les gens qui sont opposés au nucléaire se retrouvent ainsi sur certains sites rejetant cette énergie tandis que les gens qui soutiennent le principe des centrales se rassemblent autour de sites favorables à l’atome. Le débat disparaît et les nouveaux médias ne parviennent pas à se constituer en une nouvelle référence pour la société actuelle.
Face à cette tendance, les grands médias, comme l’Asahi Shimbun, cherchent à accorder plus de place au débat public. Dans notre journal, nous ouvrons davantage nos pages aux contributions extérieures. Pour récupérer la confiance des lecteurs, nous sommes prêts à tous les efforts. Nous avons ainsi créé des pages dans lesquelles nous expliquons pourquoi nous avons publié tel ou tel éditorial et tel ou tel article. Nous publions donc des articles sur la situation à l’intérieur du pays, mais aussi sur nous-mêmes parce que les médias ne sont pas seulement des observateurs. Ils sont des acteurs au sein de la société. Je ne sais pas si cela va porter ses fruits et nous permettre de retrouver la confiance des lecteurs. C’est en tout cas quelque chose que nous devions mettre en place.
C’est une sorte de démocratie directe que vous mettez en place dans votre journal…
O. H. : Oui. Le dialogue avec les lecteurs est important. Il existe depuis longtemps au sein du journal des pages consacrées au courrier des lecteurs. Mais nous souhaitons leur donner plus relief à l’avenir, car c’est un élément fondamental pour rétablir la confiance avec eux.
Quels sont les autres grands défis qui attendent l’Asahi Shimbun dans les mois à venir et comment vous vous préparez à les affronter ?
O. H. : Je pense qu’il faudrait que les journalistes, en particulier ceux qui travaillent dans la section politique, prennent un peu de distance par rapport à la matière qu’ils traitent. Ils travaillent la plupart du temps en relation directe avec ce qui se passe à Nagata-chô (quartier de Tôkyô au cœur de la vie politique). Ils devraient pouvoir écrire sur la politique sans forcément s’appuyer sur ce qui se dit ou se fait à Nagata-chô. Il faut aussi écrire sur ce qui se passe aussi dans la rue. C’est aussi de la politique. Voilà un défi important pour nous. Jusqu’à présent, nous avons travaillé en nous fondant sur un découpage de l’information en grandes catégories comme la politique, l’économie, les faits divers, l’international, etc. Or il apparaît de plus en plus clairement que les séparations entre ces catégories s’estompent de plus en plus. Les journalistes doivent donc regarder au-delà de leur petit monde qui n’a plus de sens lorsqu’il est pris tout seul et relativiser leur façon de penser. Voilà ce qu’il faut faire…
C’est difficile ?
O. H. : Oui, ça l’est, mais c’est indispensable. Si je prends l’exemple des tensions actuelles entre le Japon et la Chine, je pense qu’il est complètement inutile de publier des articles qui ne s’intéressent qu’au point de vue national. Il faut considérer le problème dans sa globalité et le relativiser. La question territoriale concernant les îles Senkaku est ainsi mal posée puisque la notion même de frontière est aujourd’hui caduque. Dans le monde des affaires notamment. J’en veux pour preuve que de nombreuses dites japonaises ont pour propriétaire un étranger. Il n’y a pour ainsi dire qu’au niveau de la géographie que la notion de territoire survit, mais cela paraît vain.
Les grands médias doivent donc se réformer comme l’ont fait d’autres secteurs du pays au cours des vingt dernières années ?
O. H. : Oui. D’ailleurs, au sein de notre journal, il y a de plus en plus de voix qui s’élèvent pour le demander. Il y a, je crois, une prise de conscience qui s’est opérée. Par rapport à la question des kisha club (club de la presse implanté au niveau de chaque institution ou grande entreprise et réservé à des journalistes affiliés), l’Asahi Shimbun soutient l’idée qu’il faut les ouvrir à tous les journalistes. Mais les kisha club ne sont pas un obstacle en soi. Nous avons d’ailleurs créé un nouveau service composé de journalistes qui n’appartiennent à aucun es kisha club. Nous publions de plus en plus d’enquêtes indépendantes de l’information obtenue dans ces kisha club. C’est une évolution importante et indicative du chemin que nous devons emprunter pour réussir notre transformation.
Propos recueillis par Odaira Namihei