Pionnier dans les manifestations antinucléaires, le collectif de Matsumoto Hajime bouscule le conformisme.
On connaissait les raves party sauvages, ces rassemblements illégaux de musique techno en pleine campagne, mais pas encore les guerilla demo [manifestations guérilla]. A Tôkyô, le collectif Shirôto no ran [La révolte des amateurs] a inauguré ce genre nouveau à l’occasion du week-end antinucléaire du 10 novembre dernier. Son objectif était de parcourir la capitale en camionnette sans divulguer trop à l’avance ses haltes pour ne pas attirer la police. Le collectif le plus anarchiste de la capitale nipponne peut se vanter d’avoir organisé la première manifestation anti nucléaire, en avril 2011, après l’accident de Fukushima. Il avait alors rassemblé via les réseaux sociaux environ 15 000 personnes, un événement pour le Japon [voir Zoom Japon n°10, mai 2011]. Depuis, las d’être la cible des services d’ordre, le chef de file du collectif, Matsumoto Hajime, a décidé de lancer une guerilla demo animée par des musiciens asiatiques hardcore avec un thème novateur : anti-frontière. Cet intellectuel anarchiste de 39 ans, auteur de plusieurs livres traduits en coréen et en chinois, a voulu casser les discours nationalistes des Etats qui se disputent depuis 60 ans les îles de Takeshima et Senkaku, les unes revendiquées par les deux Corées, et les autres par Taiwan et la Chine. Il s’est rendu plusieurs fois à Séoul et à Taipei. “J’ai rencontré des anarchistes, artistes et marginaux en tout genre. En les invitant à Tôkyô, j’ai voulu montrer que là-bas aussi, les jeunes veulent juste la liberté”.
“J’en ai rien à foutre de Takeshima !! Tu peux te la mettre où je pense !!” Sur une camionnette transformée en scène ambulante, le groupe coréen Bamseom Pirates se déchaîne en face de la gare de Shinjuku. Le trottoir est pris d’assaut par une quarantaine de jeunes en train de rire et de faire du pogo, une danse héritée de la période punk qui consiste à se rentrer dedans. La guerilla demo a commencé depuis une heure et s’est déjà fait chasser d’Omotesandô, quartier à la mode du centre de la capitale japonaise. Devant le très bon chic bon genre magasin Laforêt, le chanteur Christfuck, venu aussi de Séoul, a deversé un flot d’insanités avant de se rouler torse nu sur le trottoir. La guerilla demo a ainsi déjà accompli sa première mission, celle de semer le désordre. “Les manif antinucléaires qui ont lieu, tous les vendredis devant la résidence du Premier ministre, sont une bonne chose, mais il y a tellement de police et de restrictions que cela nous rend nerveux”, explique Matsumoto. Son collectif se bat depuis longtemps pour revendiquer un droit à la libre expression dans un Japon asphyxié par les interdits. Alors qu’il doit faire appel à toutes les astuces pour survivre à Tôkyô comme il le raconte dans son livre Binbônin no gyakushû : Tada de ikiru hôhô [Les pauvres contre-attaquent: comment vivre sans le sou], une grand-mère est venue le voir, il y a quelques mois, en lui remettant une enveloppe de 500 000 yens [5000 €] à “utiliser pour le bien public”. Ayant été interdit d’entrée à Séoul en 2010 pour des raisons obscures de sécurité, Matsumoto a décidé d’inviter au Japon ses amis asiatiques pour faire un peu d’internationalisme. “La paix internationale, je n’y connais rien ! Tout ce qu’on fait, c’est de s’amuser tous ensemble, c’est déjà pas mal !” ajoute-t-il.
Sous les gratte-ciels et les panneaux publicitaires, le groupe taïwanais No reason for fuck hurle un speech éclairé sur le nucléaire à Taiwan, à moitié en anglais et en mandarin. Dans la foule, on entend des passants murmurer “à Taiwan aussi, il y a des centrales nucléaires ?”. Alors que les médias japonais passent en boucle les manifestations anti-japonaises en Chine, il y a quelque chose de réjouissant de voir des jeunes Chinois faire de la musique dans les rues de Tôkyô. “J’aime ce que fait ce collectif car on peut faire ce qu’on veut. Manifester avec une bière dans la main, danser n’importe comment dans la rue. C’est nécessaire !” affirme Endô Ryûta, un quinquagénaire. “Nous revendiquons le droit de nous amuser librement”, lancent Matsumoto et ses copains qui animent, entre deux groupes, la radio Analogue FM. En effet, il n’y a pas de slogans ni de pancartes politiques, juste quelques graffitis sur la camionnette et du bruit, beaucoup de bruit, qui d’Okinawa à Taiwan apporte le vent de la désobéissance. “Séoul, c’est un peu la même chose que Tôkyô : la foule partout, les règles à suivre, la pression et la propagande du nucléaire sûr et propre”, rappelle Hanju, un journaliste indépendant venu avec les Banseom Pirates. “En dehors du fait que la police est gentille ici, je ne vois pas de différence avec Taiwan”, affirme Tsushuan qui est venue de Taipei. Pourtant, derrière ce climat de paix sociale, la violence est présente partout. “Cette ville est trop disciplinée, ce n’est pas sain. Nous avons besoin de bordel !” crie Happi, une jeune graphiste de la capitale. La manif No nukes no border s’achève dans le ciel crépusculaire d’un quartier populaire à forte immigration coréene. Aujourd’hui comme demain, il n’y aura pas de changement radical au Japon. Mais le sourire des passants est déjà un encouragement par rapport à l’année dernière quand les manifestations étaient vues comme un acte anti-citoyen.
Alissa Descotes-Toyosaki
Tendance : Dur, dur de manifester en paix
Pour éviter d’être embêtés par les autorités, les membres du collectif Shirôto no ran ont trouvé la solution, en organisant des manifestations sauvages et mobiles décidées au dernier moment et relayées sur les réseaux sociaux. La méthode a fait ses preuves, mais elle ne permet pas forcément de mobiliser massivement la population. Voilà pourquoi d’autres organisations ont choisi de déposer une demande officielle pour obtenir l’autorisation de manifester le 11 novembre dans le parc de Hibiya (Hibiya Kôen) à Tôkyô, lieu déjà utilisé pour ce genre de rassemblements antinucléaires. Il faut dire que cet endroit est hautement symbolique. Inauguré le 1er juin 1903, il fut le premier parc à l’occidentale ouvert dans la capitale japonaise. Au lendemain de la victoire nippone sur la Russie en 1905, des milliers de personnes avaient participé à une manifestation pour rejeter le traité de paix conclu. La police l’avait réprimée violemment. Ce ne sera malheureusement pas la seule fois où le sang coulera dans ce parc. En 1960, Asanuma Inejirô, leader du Parti socialiste, qui s’opposait au renouvellement du Traité de sécurité entre les Etats-Unis et le Japon, y a été poignardé par un militant d’extrême droite. Plus de cinquante ans plus tard, on continue à s’y rassembler pour protester. Lieu de rendez-vous des amoureux et des salariés fatigués qui viennent y faire une pause, comme le raconte si bien Yoshida Shûichi dans son roman Park Life (éd. Philippe Picquier, 2007), le parc de Hibiya est aussi l’endroit où vivent des SDF. C’est la raison pour laquelle ceux qui se sentaient rejetés par la société en ces temps de crise avaient choisi d’y installer un village de tentes à la fin de l’année 2008 pour sensibiliser l’opinion publique et les responsables politiques. Etroitement associé à l’histoire politique et sociale du Japon, il était donc naturel que les antinucléaires souhaitent y organiser leur manifestation du 11 novembre. Or les autorités de la ville ont refusé au prétexte que cela empêcherait les usagers de la bibliothèque de Hibiya d’y pénétrer et les touristes de se promener tranquillement dans le parc. Cette décision est intervenue au moment où les voix contre le nucléaire se font de plus en plus entendre. En permettant une nouvelle fois à des milliers de personnes de se rassembler dans un lieu aussi symbolique pour dénoncer la politique nucléaire du pays, les pouvoirs publics savaient qu’elles prenaient un risque. Elles ont préféré nier un droit fondamental.
Odaira Namihei