Proche de la centrale de Fukushima Dai-ichi et pourtant contaminée, la ville s’apprête néanmoins à être de nouveau habitée.
Devant la mairie, un homme balaie les feuilles mortes. Aux alentours, la ville est déserte, survolée par quelques oiseaux. “Odaka, c’est comme Tchernobyl. Vous connaissez Tchernobyl ?” Satô Akira est un ancien habitant de ce quartier de Minami-Sôma, situé à 13 km de la centrale de Fukushima Dai-ichi. Il ne connaissait pas non plus “Tchernobyl” avant de se retrouver du jour au lendemain réfugié nucléaire et découvrir un an plus tard sa ville de 13 000 habitants hantée par des sangliers et des singes. “Plus personne ne reviendra vivre ici, et même si c’était le cas, cela prendra 10 ans.” Odaka faisait partie du périmètre interdit des 20 km autour de la centrale jusqu’à ce que le gouvernement déclare en avril 2012 que la ville ne présentait plus de radioactivité anormale et pouvait donc être réhabilitée d’ici deux ans. Dans une ambiance médiatique enthousiaste, le maire de la ville a appelé ses concitoyens à revenir pour nettoyer et réparer leurs maisons touchées par le séisme, en vue d’un “retour à la normale”. Une initiative que beaucoup trouvent risquée alors que les travaux de décontamination ont à peine commencé, et que la centrale accidentée de Fukushima Dai-ichi continue de dégager des substances radioactives.
“Maintenant, il y a un bus qui vient tous les jours déposer les gens à Odaka puis les ramener avant la nuit à leur logement provisoire de Kashima. Nous n’avons pas le droit de dormir ici. D’ailleurs qui voudrait passer la nuit là, il y a de quoi avoir des cauchemars !” M. Satô habite aussi dans un préfabriqué de Kashima, ce quartier nord de la ville de Minami-Sôma qui n’a pas été évacué. Depuis le mois d’avril, il revient régulièrement à Odaka pour nettoyer et redonner figure humaine à la ville. Une manière pour lui de lutter contre le désespoir.
Le 12 mars 2011, après la fusion d’un, puis de trois réacteurs de Fukushima Dai-ichi, les habitants du périmètre 20 ont été évacués au petit bonheur la chance, parfois dans des zones plus contaminées que celles qu’ils avaient quittées. Les résultats du programme de surveillance de la radioactivité Speedy révèleront que les vents et les pluies avaient disséminé les particules radioactives sur un rayon de plus de 80 km. Ces données ont été cachées aux autorités locales de Fukushima aux lendemains de la catastrophe. “Heureusement pour le gouvernement qu’on n’a pas su la vérité tout de suite car sinon c’est toute la préfecture qui aurait pris la fuite !” ironise M. Satô. Il raconte que les 11, 12 et 13 mars, un vent chaud soufflait du sud alors que d’habitude en cette saison, c’est un vent du nord-ouest. “C’est pour cela que la ville de Fukushima à 60 km de là a aussi été contaminée.” La ville d’Odaka affiche de faibles radiations, mais elle est entourée d’une montagne contaminée, désignée dans le jargon nucléaire comme un “hotspot”. “Les habitants ne pourront pas y revenir. Ce n’est pas un hotspot mais un deadspot! Hot ça donne une impression chaude tandis que là-bas, c’est juste la mort”, lance-t-il tout en retaillant furieusement les bosquets avec ses cisailles.
Sur la rue principale, la plupart des vitrines des magasins sont cassées et fermées par des grands sparadraps jaunes marqués “Défense d’entrer”. Nous passons devant un restaurant puis un fleuriste aux stores entrouverts devant lesquels on a posé l’écriteau “Nous sommes ouverts”. Dans les ruelles derrière, les gravats ont été repoussés en tas au pied des toitures de maisons japonaises affaissées sur le trottoir. La nature a repris ses droits dans les moindres recoins, s’infiltrant dans les maisons, où le lierre a poussé sur le tatami. Un homme passe, seule ombre dans la ville. Nous le rattrapons alors qu’il s’est arrêté sur le trottoir avec des sacs remplis d’affaires. “J’attends le bus qui va me ramener à Kashima”, murmure t-il. Il est venu ranger sa maison, pense retourner y vivre “mais pas avant 2 ans” et essaie de se rassurer en disant que “la centrale est loin d’Odaka, par rapport à Namie”, une ville évacuée à 3 km de Fukushima Dai-ichi. Le bus arrive, chargé de personnes âgées: il n’y aura pas beaucoup de jeunes qui reviendront vivre à Odaka, comme le confirme une mère de famille rencontrée dans une quincaillerie, le seul magasin ouvert de la ville. “Mes enfants sont déjà grands et habitent près de Tôkyô, Dieu merci. Mais moi, je n’ai pas d’autre choix que de retourner vivre ici, ou bien de rester dans un logement provisoire car on nous dit que tous les appartements sont pleins.” Nishikawa Mihoko vient travailler tous les jours dans ce magasin spécialisé dans le bâtiment. “Les gens viennent acheter des outils, mais surtout des pièges à souris”, sourit-elle. Les clients se comptent bien sûr sur les doigts d’une main et des fois, la boutique n’ouvre pas par manque d’employés. “Nous ne travaillons jamais seuls ici, il faut qu’on soit au moins deux”, explique-t-elle, en promenant son regard sur la ville fantôme. L’enseigne du magasin est encore à moitié arrachée, mais l’intérieur est impeccable. “Ça a été un gros travail, mais cela nous a sorti de notre léthargie. Et puis ça fait du bien de retrouver les habitants du coin”, dit le patron Okazaki Takashi. Il tient cette boutique léguée de père en fils depuis des générations et nous fait visiter sa maison vieille de 100 ans dont une partie du toit s’est écroulée devant la fenêtre de son salon. Avec sa femme, ils préfèrent pourtant revenir plutôt que de continuer une vie de réfugiés. “Nos enfant sont à Sendai, mon chien est à Niigata, et nous reviendrons vivre seuls ici.”
Selon l’université de Fukushima, seul un quart des anciens habitants de la zone interdite ne souhaitent pas revenir y vivre. C’est le cas des couples avec des enfants en bas âge, comme cette famille rencontrée dans la ville de Fukushima. Ômura Miwa et son mari habitaient à Odaka avec leurs 2 enfants, une grande maison avec un champ. “Nous avons évacué à Fukushima chez mes parents, j’étais enceinte au moment du séisme”, raconte-t-elle. “Je n’ai pas envie de retourner vivre à Odaka, mais mon mari doit trouver un lieu de travail et nous n’avons pas les moyens de prendre un appartement plus grand”.
Dans la ville morte, on a déjà installé un distributeur automatique de billets, mais il n’y a ni l’eau courante ni l’électricité, sans parler des travaux de décontamination laissés à des volontaires sans formation ni protection. “La municipalité m’a dit qu’ils allaient décontaminer autour de ma maison, mais pas dans les champs à côté, ou alors ce sera à notre charge. Pourtant ils nous demandent de revenir habiter ici. Je ne comprends pas”. Cette mère a effectué des tests d’urine sur son bébé et les résultats ont montré la présence de césium 137. Son fils de 8 ans également. “Pourtant j’ai fait très attention à ne pas sortir dehors”, murmure t-elle. Deux ans après la catastrophe, le bilan s’alourdit. A Fukushima, le deuil des victimes du tsunami est à peine terminé que déjà les rumeurs de maladies tant redoutées circulent. En novembre dernier, 80 000 enfants de moins de 18 ans avaient des kystes ou des nodules au niveau de la thyroïde, mais les médecins ne préconisent pas de soins particuliers avant 5 ans. Comme pour l’évacuation, le gouvernement continue à vouloir relancer l’économie sans se préoccuper de la population. Satô Akira résume ainsi la situation : “Une semaine avant la tragédie du 11 mars, nous avons eu un séisme et une première alerte tsunami. Tout le monde a évacué, mais le raz-de-marée n’a pas eu lieu. Quand il y a eu une nouvelle alerte le 11 mars, les gens sont restés, pensant qu’il ne se produirait rien. Quand ils ont compris, c’était trop tard, la vague arrivait”. Faudra t-il un deuxième Fukushima pour que le Japon tire les leçons de la catastrophe nucléaire, la pire de l’histoire ?
Alissa Descotes-Toyosaki