Dans plusieurs de ses films, Ozu a planté sa caméra dans les quartiers populaires de shitamachi, à Tôkyô.
Les films d’OZU Yasujirô ont tendance à impressionner le spectateur par leur ambiance particulière. Plus qu’un lieu particulier, on se souvient surtout des pièces de style japonais où se déroulent tranquillement des drames familiaux. Il n’empêche que les lieux de tournage de ses films ont évolué au fil du temps en fonction de l’endroit où il vivait et du genre d’histoire qu’il voulait raconter. La plupart de ses films les mieux connus se concentrent autour de familles
de la classe moyenne. Ils ont été réalisés dans les années 1940 et 1950 après son déménagement à Takanawa, un quartier chic à l’ouest de la capitale, avec sa mère et son frère. Certaines de ses dernières oeuvres ont été réalisées à Kamakura où il s’est installé en 1952. Mais pendant des années, il a vécu à Fukagawa, un quartier ouvrier à l’est de la capitale où il est né et a passé une grande partie de sa jeunesse. La plupart de ses premiers grands films font écho à ce lieu. Bon nombre de personnes connaissent Tôkyô à travers ses endroits les plus
glamours et les plus attrayants comme Shibuya, Ginza ou Akihabara. En comparaison, les quartiers situés à l’est de l’autre côté de la rivière Sumida n’ont rien à voir. Même pour de nombreux Tokyoïtes, l’arrondissement de Kôtô où se situe Fukagawa, constitue un lieu qui à
bien des égards a disparu : la vieille ville avec ses traditions humbles et moins raffinées.
Si vous souhaitez goûter le Fukagawa d’OZU, vous pouvez commencer avec deux de ses meilleurs films muets : Coeur capricieux (Dekigokoro, 1933) et Une auberge à
Tôkyô (Tôkyô no yado, 1935). Ils font partie de la trilogie de Kihachi dans laquelle il raconte les mésaventures d’Edokko (Tokyoïtes de souche) qui tentent tant bien que mal à joindre les deux bouts. Alors que les premières oeuvres d’OZU étaient des comédies légères sur la jeunesse et l’université inspirées par Hollywood, Coeur capricieux s’intéresse davantage au côté plus terre à terre de la vie. Peut-être que la situation financière d’OZU, comme celle de ses protagonistes, n’était pas très bonne à l’époque. Le Tôkyô qui est décrit dans ce film est la ville basse (shitamachi) typique, celle de la classe ouvrière. Depuis le XVIIème siècle, les commerçants avaient commencé à bâtir leurs entrepôts dans cette partie orientale de la ville où ils avaient un accès facile à la mer. Le produit le plus important était alors le bois. Tous les marchands de bois avaient leur entrepôt dans le quartier de Kiba [Place du bois]. Kiba a désormais perdu son atmosphère ouvrière pour devenir une grande zone résidentielle. Le seul vestige apparent de cette époque révolue est Tsuru no hashi, un pont en bois construit dans un style traditionnel.
Néanmoins, lorsqu’on se promène dans Fukagawa, on trouve encore quelques ateliers
avec leurs jardins remplis de longues planches de bois. Les entreprises liées au bois se sont quant à elles déplacées vers le sud, à Shin Kiba, un endroit qui n’existait pas du temps d’OZU. A cette époque, cette zone face à la mer n’était qu’un ensemble d’îlots. Il n’est pas exagéré de dire que la plupart des fondations de Fukagawa sont faites de déchets, matériaux de prédilection
des autorités pour combler les marécages et créer des îles artificielles dans la baie de Tôkyô
Fukagawa a été choisi comme l’une des premières zones industrielles de Tôkyô. Les premiers chantiers navals de style occidental, les premières cimenteries, raffineries de sucre et usines d’engrais ont été implantés ici (OZU était lui-même le fils d’un grossiste en engrais). Dans Coeur capricieux et Une auberge à Tôkyô ou encore dans Une poule dans le vent (Kaze no naka no mendori, 1948), les réservoirs de gaz et les cheminées d’usines occupent une bonne place dans le paysage. Pendant des années, toute cette activité fut une bénédiction, mais elle a aussi contribué à sa plus grande tragédie. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1945, plus de 300 bombardiers B29 américains ont lâché quelque 700 000 bombes sur cette partie de shitamachi où étaient concentrées les usines. Ce raid aérien détruisit près de 40 % de Tôkyô et fit 72 000 morts. Le lendemain matin, l’arrondissement de Kôtô était devenu un désert. Il ne restait rien
de Fukagawa à l’exception de quelques bâtiments en briques. Dans Coeur capricieux, Kihachi travaille dans une brasserie même s’il passe le plus clair de son temps à courir après les filles. Dans ce film et dans d’autres tournés au début des années 1930, on peut déjà apercevoir les poteaux électriques qui “ornent” encore aujourd’hui les rues de Tôkyô et des autres cités de l’archipel.
Aujourd’hui, les rues de Fukagawa sont très calmes. A tel point que lors d’une promenade l’après midi dans ce quartier, on rencontre peu de gens, ce qui tranche avec Coeur capricieux et les autres films de la même période dans lesquels on pouvait voir que la vie se passait dans les rues. Les enfants jouaient dans les rues et les femmes discutaient avec leurs voisines tout
en vaquant à leurs occupations accroupies comme on le fait couramment en Asie. La touche légère que l’on retrouve dans Coeur capricieux est remplacée par une atmosphère plus lourde
dans Une auberge à Tôkyô. Dans ce film, le personnage de Kihachi est un veuf avec deux enfants qui passe désespérément d’une usine à l’autre en quête d’un travail. Le paysage quasi désertique dans lequel évoluent les personnages offre un contraste étrange avec les usines,
le sentier de terre et l’herbe qui pousse tout autour. Cet endroit se trouve aujourd’hui à Minami Sunamachi proche de la limite orientale de l’arrondissement de Kôtô. A l’époque, cela ressemblait davantage à la campagne qu’à un paysage urbain. Aujourd’hui cette zone
est devenue un quartier calme et résidentiel.
Fukagawa a récemment ouvert un musée consacré à la vie et à l’oeuvre d’OZU. L’établissement se trouve à proximité du pont OZU, une coïncidence heureuse même si le nom du pont est lié à une autre famille OZU. Les ponts et les canaux occupent une place importante à Fukagawa dans la mesure où son destin est lié pour le meilleur et pour le pire à l’eau. Les canaux ont été creusés pour différentes raisons. L’un d’eux, le canal Onagi a été construit au début du XVIIème siècle. Il reliait la préfecture de Chiba et Tôkyô afin d’y transporter le sel.
Malheureusement, en plus des problèmes habituels (séismes, incendies) qui détruisaient régulièrement une partie de la ville, les zones situées à l’est de la Sumida subissaient des inondations périodiques. Le plus dangereux était la combinaison mortelle des typhons et des séismes avec les tsunamis. Celui qui a frappé Fukagawa en 1854 a tué plus de 10 000 personnes. De nos jours, les rives des canaux de Fukagawa ont été renforcées et les risques d’inondation ont été réduits. Une relation plus heureuse entre l’arrondissement de Kôtô et l’eau est sa fameuse cuisine à base de poisson. Le plat le plus populaire était le kabayaki (anguille grillée) cuisiné à la façon d’Edo avec du sel et de l’huile avant d’être trempé dans la sauce de soja. Une autre délicatesse de l’époque était la loche, un humble poisson qui n’est plus servi que dans quelques endroits à Tôkyô dont un – Iseki – est situé à Fukagawa. Dans Coeur capricieux, on voit Kihachi discuter de ses affaires de coeur avec son ami en mangeant des sushi. Ce plat est devenu populaire à la fin du XVIème siècle et l’un des restaurants les plus réputés en la matière était implanté à Fukagawa. Il s’appelait Kashiwaya et servait des mazesushi (mélange de sushi) et des hayazuke, sushi préparés la veille, ce que les gourmets d’aujourd’hui considèreraient comme un sacrilège.
Certains des restaurants et salons de thé du quartier étaient des endroits où, selon le Journal illustré des lieux célèbres d’Edo publié en 1818, “le son des chants accompagnés de shamisen ne s’arrête jamais”. Plus que pour la nourriture, ces lieux étaient populaires pour le charme et le
talent musical des filles qui s’y produisaient. On peut voir Kihachi noyer son chagrin dans l’alcool pendant qu’une jeune femme joue du shamisen en sa compagnie. Fukagawa était en fait l’un des quartiers les plus populaires où les hommes pouvaient trouver le plaisir de la chair.
Aujourd’hui ces endroits appartiennent au passé, mais on peut encore sentir un peu de cette atmosphère. Il suffit de passer la rue Eitai et son trafic routier incessant pour s’enfoncer dans les ruelles où l’on trouve de petites boutiques qui vendent des senbei (biscuits de riz), manjû
(petit pain fourré à la pâte de haricot) et tsukudani (petit poisson confit dans la sauce de soja).
Gianni Simone