Depuis plus de 40 ans, ce modeste professeur de lycée collectionne tout ce qui se rapporte à ces boîtes-repas.
La passion peut prendre différente forme et il arrive qu’elle donne naissance à des collections qui traduisent l’amour que l’on porte à un objet. Quand on s’intéresse au Japon, on pense immédiatement au manga ou à l’animé. Mais à Mishima, petite cité située à 120 km au sud de Tôkyô, on a trouvé un collectioneur bien particulier. Lorsque vous rencontrez pour la première fois Uesugi Tsuyoshi, vous remarquez tout de suite son visage rond et son embonpoint. Ce modeste professeur de lycée est un otaku d’un autre genre. Derrière son apparence calme, il cache une passion dévorante pour l’ekiben. Ce n’est d’ailleurs pas un secret puisqu’il s’occupe d’un site Internet (www.ekibento.jp) consacré à ce thème qui attire chaque jour des milliers de visiteurs. Il a également publié deux ouvrages sur le sujet.
Un de vos ouvrages a pour thème les papiers d’emballage des ekiben. On y trouve 177 exemples dont certains remontent à la fin du XIXème siècle. Ils proviennent de tout le Japon et des territoires qui étaient sous contrôle japonais (Corée, Taïwan, Mandchourie). J’imagine que cela ne représente qu’une toute petite partie de votre collection…
Uesugi Tsuyoshi : En effet. J’en possède actuellement environ 10 000. Je collectionne aussi des emballages particuliers comme les kama (marmite) et bien d’autres objets liés aux ekiben.
Que pensent vos élèves de votre passion ?
U. T. : Ils sont d’accord avec moi pour dire que la vie ne se limite pas aux études et au travail. Il est indispensable d’avoir un espace pour nos violons d’Ingres et autres intérêts particuliers.
Je crois que l’ekiben est une particularité japonaise.
U. T. : Plutôt oui. Les seuls pays que je connaisse avec une telle spécificité sont la Thaïlande et la Corée du Sud.
J’ai lu quelque part que vous mangiez au moins un ekiben par jour.
U. T. : Certains jours, je n’en mange pas. Mais d’autres fois, je peux en déguster deux, voire trois dans une seule journée. Du coup, on peut dire qu’en moyenne j’en mange un par jour.
Où les achetez-vous ?
U. T. : Je participe deux fois par mois à des voyages organisés dont l’objectif est la dégustation d’ekiben. Je participe également à toutes les foires aux ekiben que les grands magasins organisent régulièrement. Même ici, à la gare de Mishima, on trouve une belle variété d’ekiben à base de viande ou de poisson. Je ne suis jamais pris au dépourvu.
Quand avez-vous commencé votre collection d’emballages d’ekiben ?
U. T. : Cela remonte à une quarantaine d’années. Lycéen, je participais à un voyage scolaire à Hokkaidô. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés à la gare d’Aomori, au nord du pays, où j’ai acheté un ekiben dont l’emballage représentait une magnifique scène de la fête des Nebuta (géants de papiers éclairés que l’on fait défiler la nuit sur des chars) qui s’y déroule chaque année. Comme nous ne pouvions malheureusement pas rester pour cette fête, j’ai conservé ce papier comme souvenir. Par la suite, je suis entré en relation avec d’autres collectionneurs au travers de magazines de voyage et j’ai commencé à échanger avec eux. Petit à petit, je me suis rendu compte que ces papiers véhiculaient beaucoup d’informations non seulement sur la nourriture, mais aussi sur les régions en question. Mon intérêt s’est renforcé lorsqu’une personne âgée m’a remis un jour un emballage datant des années d’avant-guerre. Dès lors, ces papiers me permettaient de voyager à la fois dans l’espace et dans le temps. Ils me permettaient aussi de découvrir comment était le Japon d’antan. Je me suis mis à rechercher ces emballages bien plus rares. A la fin de mes études secondaires, je disposais de plus de 200 emballages. Quand j’ai quitté l’université, j’en avais plus d’un millier. Aujourd’hui, quand je regarde tous ceux que j’ai récoltés, j’ai l’impression de me retrouver dans une exposition ou de feuilleter un livre d’histoire. Ils constituent également une sorte de carnet de voyage.
Où vous procurez-vous ces emballages ?
U. T. : Je les achète sur des sites d’enchères en ligne ou chez des bouquinistes. En moyenne, les emballages d’avant-guerre valent entre 1 000 et 2 000 yens. Ceux qui ont une centaine d’années se négocient entre 10 000 et 20 000 yens tandis que ceux qui proviennent des anciennes colonies japonaises coûtent entre 50 000 et 60 000 yens. Le plus ancien que je possède remonte à 1886. Le bouquiniste chez qui je l’ai trouvé n’avait aucune idée de sa valeur puisqu’il me l’a vendu 1 000 yens.
A votre avis, pourquoi les ekiben sont-ils aussi populaires ?
U. T. : Parce que chacune de ces boîtes contient tout un monde à elle seule. A l’intérieur de chacune d’entre elles, vous trouvez bien sûr des mets délicieux, mais aussi un mode de vie particulier. Dès que vous montez à bord d’un train, vous ne tenez pas en place. Vous ne pouvez pas vous empêcher de penser à l’ekiben. Quand pourrai-je le déballer ? Que trouverai-je à l’intérieur ? Puis, le train quitte la gare et vous vous laissez bercer par le rythme du convoi, attendant le meilleur moment pour ouvrir la boîte magique. Pour les Japonais, la culture culinaire est liée à l’endroit où se trouve votre cœur. Nous accordons beaucoup d’importance à ce que nous mangeons et à la manière parce que le fait de manger est lié à notre façon de vivre. Cela fait partie de notre culture traditionnelle.
Mais pourquoi conservez-vous les emballages ?
U. T. : L’ekiben est quelque chose que vous appréciez en regardant le paysage ou en bavardant avec vos voisins. Le problème, c’est qu’une fois terminé, il ne vous reste plus rien. Après un moment, vous finissez même par oublier le goût de ce que vous avez mangé. Mais vous souhaitez quand même garder un souvenir de votre voyage en train. C’est pour cela que les emballages ont leur importance.
Qu’est-ce qui vous fascine tant ?
U. T. : Ces emballages incarnent l’excitation que l’on ressent avant d’ouvrir l’ekiben. Vous regardez l’image qui figure dessus et vous commencez à rêver. Ainsi le morceau de glace à la dérive qui se trouve sur l’emballage de l’ekiben Okhotsk Bentô vous rappelle la mer gelée que l’on trouve à proximité de la gare d’Abashiri, au nord de Hokkaidô. Obentô est un ekiben que vous pouvez acheter à la gare de Nishi-Maizuru, dans la préfecture de Kyôto. Sur son emballage, figure une représentation très détaillée d’Amanohashidate, le banc de sable de 3,3 km qui relie les rives opposées de la baie de Miyazu que l’on considère comme l’un des trois plus beaux sites du Japon. Ces images vous amusent, vous titillent et éveillent votre appétit intérieur. C’est une façon de goûter avec votre cœur avant de goûter avec votre palais. Je pense que c’est quelque chose de très japonais au même titre que tous les efforts que nous faisons pour présenter de façon esthétique la nourriture. L’ekiben n’est pas juste là pour remplir votre estomac. C’est un moyen de réhausser votre expérience du voyage.
Avez-vous un emballage préféré ?
U. T. : J’en ai beaucoup, mais s’il faut n’en citer qu’un seul, je dirai Tai meshi. C’est un ekiben de la région que l’on peut acheter dans les gares de Numazu ou Shizuoka. On y voit une vigoureuse daurade de mer sautant hors de l’eau. Cela exprime parfaitement sa vitalité et son énergie.
Est-ce que les autres membres de votre famille ont succombé à votre passion ?
U. T. : Ma femme a fini par comprendre que j’étais incurable. (rires) Parfois, il m’arrive de ramener des ekiben pour tout le monde. Comme ça, elle n’a pas à faire la cuisine. Cela dit, il est vrai que les ekiben ne sont pas toujours donnés, alors je dois faire attention au budget familial. Quant à mes enfants, ils adorent ça. Parfois, ils m’accompagnent quand je pars à la chasse aux ekiben. Une de mes filles m’a aussi dit que, plus tard, elle voulait travailler dans une entreprise d’ekiben !
Propos recueillis par Gianni Simone
Mélange détonant
Comme l’explique si bien Uesugi Tsuyoshi, le plaisir de l’ekiben ne se limite pas à sa simple dégustation. C’est un ensemble d’éléments qui ont chacun leur importance. Le contenu est bien sûr déterminant. Il incarne une tradition culinaire locale. La fraîcheur des ingrédients est primordiale tout comme leurs qualités gustatives. Ceux qui les préparent savent que certains voyageurs auront parcouru des dizaines voire des centaines de kilomètres pour venir les goûter. Dans un pays où le terroir (furusato) a une importance déterminante, il n’est pas rare que l’on mette en avant les produits locaux et l’on assure au client qu’il trouvera ce goût du terroir (furusato no aji). C’est d’autant plus important que chaque année, on désigne l’ekiben de l’année et que le choix peut avoir un impact très important sur le chiffre d’affaires de l’entreprise qui le produit, mais aussi sur la région où il est distribué. Les touristes viendront pour l’acheter, mais aussi pour découvrir ses paysages.
Le contenant a aussi son importance. La plupart du temps, il s’agit de boîtes ordinaires, mais dans certains lieux, l’ekiben doit sa réputation au contenant. C’est le cas par exemple du Meoto kamameshi qui signifie littéralement “le repas de Monsieur et Madame”. Vendu à la gare d’Itoigawa (ligne JR Hokuriku), sous la forme de deux plats distincts de couleurs différentes, l’un pour Monsieur, l’autre pour Madame. Le premier (orange) est composé de produits de la mer. Le second (vert) est au poulet et aux légumes.
Enfin l’emballage joue un rôle non négligeable. A la manière d’un livre que l’on découvre grâce à sa couverture, le papier ou le carton qui entoure la boîte-repas est le premier contact que l’on a avec l’ekiben si l’on ne sait pas déjà à l’avance ce que l’on veut manger. Les couleurs, les motifs, les illustrations et les inscriptions doivent donner envie au consommateur de les saisir. Ils s’inscrivent également dans l’histoire du Japon. Apparus en même temps que le pays se modernisait avec notamment l’introduction du chemin de fer, ces boîtes-repas vendues dans les gares témoignent de l’évolution du pays au cours des 130 dernières années. Voilà pourquoi tout voyageur qui se respecte ne peut envisager de prendre le train sans avoir au préalable fait un petit tour par l’ekiben-ya.
Odaira Namihei