Chaque année, les habitants de l’ancienne cité impériale célèbrent leur passé lors d’un défilé haut en couleurs.
La jeune femme assise sur le banc redresse sa perruque et applique la dernière touche à son maquillage. Son visage est semblable à de la porcelaine blanche, ses lèvres en forme de cœur ont une couleur rouge sang. Elle exprime une certaine tristesse cachée. Elle porte plusieurs kimonos les uns sur les autres. Elle doit souffrir de la chaleur. Il est à peine 10h30 et la température déjà étouffante frôle les 30°C. A sa droite, un guerrier samouraï a ôté son casque. Il s’assoit et plonge le nez dans sa boîte-repas multicolore composée d’une douzaine de compartiments colorés. De temps en temps, son cheval pousse des hénissements d’impatience. Tout autour, les bancs sont chargés d’épées, de carquois remplis de flèches, de casques, de peaux de bêtes et autres sandales en corde. On a l’impression de se retrouver sur le plateau d’un film hollywoodien.
Mais nous sommes loin de la Californie. Nous nous trouvons dans les vastes jardins du Palais impérial dans la ville ancienne de Kyôto. Les gens se préparent à la Jidai matsuri ou festival des temps anciens. Avec la fête de Gion et le festival Aoi, il s’agit de l’un des trois rendez-vous importants de l’année à Kyôto. La première Jidai matsuri s’est déroulée en 1895 pour commémorer l’achèvement du magnifique sanctuaire Heian. Nous étions le 22 octobre, marquant le 1100ème anniversaire de l’entrée de l’empereur Kammu dans la cité en 794 qui en fit la capitale du Japon. A l’époque, la ville ne s’appelait pas encore Kyôto. On la connaissait sous le nom de Heian-kyô, la capitale de la paix et de la tranquilité.
Le sanctuaire a été élevé pour célébrer les âmes de Kanmu, premier empereur (781-806) à avoir régné à Kyôto, et de Kômei, dernier empereur (1846-1867) à y avoir vécu avant que la capitale ne soit transférée à Tôkyô en 1868 lors de la restauration de Meiji. “Les habitants de Kyôto étaient tristes de voir l’empereur quitter leur ville. Ce fut un moment très nostalgique pour eux”, confie le journaliste Nakata Masahiro, lui-même résident de l’ancienne capitale impériale. Voilà pourquoi, en plus de la construction de ce sanctuaire, on a mis sur pied la Jidai matsuri dans le but de redonner un peu de joie de vivre à une population triste d’avoir perdu le statut de capitale et la famille impériale. Cette fête est donc devenue un moyen de célébrer le glorieux héritage de la cité avec des participants vêtus de somptueux costumes représentant les différentes périodes historiques de cette ville qui a été la capitale du Japon jusqu’en 1868.
Lorsqu’elle a été lancée en 1895, la Jidai matsuri n’était qu’un modeste événement divisé en six sections. Mais avec le temps, elle a pris de l’ampleur grâce au soutien de la population et des visiteurs. Aujourd’hui, elle compte vingt sections et bénéficie de la participation de 2000 personnes qui forment un cortège de près de 2 kilomètres de long. Celui-ci suit un parcours d’environ 4,5 kilomètres entre le Palais impérial et le sanctuaire Heian. Il démarre aux alentours de midi et n’atteint pas sa destination finale avant 14h30. Chaque année, près de 150 000 personnes viennent y assister.
La renommée de la Jidai matsuri est telle qu’en 1998, une mini fête des temps anciens a été organisée à Paris pour célébrer le quarantième anniversaire du jumelage entre Kyôto et la capitale française. Le cortège est parti de l’Arc de triomphe avant de passer par la place de la Concorde et le Louvre. Quelque 400 habitants de Kyôto accompagnés par 250 résidents japonais en France et des Français ont défilé dans les rues de Paris pour montrer la splendeur de l’ancienne cité impériale devant une foule estimée à 200 000 personnes.
Pendant ce temps, dans le parc du Palais impérial, à l’ombre des grands pins, hommes, femmes et enfants habillés dans des costumes qui constituent un étonnant kaléidoscope de couleurs se préparent pour le défilé. Leurs habits de soie scintillent sous le soleil matinal. Certains font quelques retouches à leurs vêtements. D’autres se détendent et sirotent du thé vert, assis sur des bancs installés pour l’occasion. Autour d’eux, on ne compte plus les chariots, les tansu (coffres en bois) et il y a même un couple de bœufs !
Une multitude de photographes se promènent au milieu de ce regroupement multicolore et mitraillent tout ce qu’ils peuvent. Bien que sollicités à tout bout de champ, les participants répondent avec bonne humeur, un peu comme des acteurs sur le tapis rouge d’un festival de cinéma. A l’instar des stars du 7ème art, ils expriment leur personnage. Quand on les appelle pour prendre une photo, ils ne sourient pas et ne montrent pas le V de la victoire avec leurs doigts comme les Japonais ont souvent tendance à faire en pareille circonstance. Ils posent avec la dignité et le sérieux qui correspondent à leur rang social dans la Jidai matsuri. Ils s’entraînent à porter leurs costumes plusieurs semaines avant la fête, mais ils n’ont le droit de les porter que le jour de la procession.
Midi approche. Les spectateurs commencent à arriver en masse en quête du meilleur point de vue. Des deux côtés de l’allée de graviers, on aperçoit des bâches bleues déployées sur lesquelles les gens ont pris place. Pour 2000 yens, vous pouvez avoir accès à un siège sur l’une des plates-formes surélevées mises en place pour l’occasion. L’une des meilleures façons de profiter du défilé.
Enfin, le cortège se met en branle. Il émerge doucement du parc entourant le Palais impérial pour pénétrer dans les rues de la ville. C’est à cet instant que l’on commence à apprécier l’importance de cet événement. Il est divisé en sections qui représentent chacune une période de l’histoire de l’ancienne capitale. La plus récente, l’ère Meiji (1868-1912) ouvre le défilé qui se termine par l’ère Heian (794-1185). Il faut plus d’une heure et demie pour que tout le cortège passe. Tous les niveaux imaginables de la société figurent dans ce défilé étonnant. On y trouve aussi bien les empereurs et leurs épouses que leurs courtisans, les nobles, les commandants, les samouraïs, les fantassins, les fonctionnaires, sans oublier les artistes, les porteurs de palanquins, les chars à bœufs, les archers et plus de 70 chevaux qui passent au trot avec une élégance digne des meilleurs concours de dressage.
Le détail accordé à chaque costume dépasse l’entendement. Vêtements, chaussures et coiffures ont été reproduits avec une incroyable minutie. Même la teinture des costumes est réalisée selon la méthode traditionnelle. Les objets du quotidien tout comme les armes, à l’instar des longs sabres de samouraïs ou des fusils de l’ère Meiji, ont également l’air authentique.
Toutefois, la Jidai matsuri est bien plus qu’un simple défilé de costumes historiques. Au-delà de cet aspect, le cortège affiche aussi un visage humain des plus touchants grâce à la présence au sein de ce défilé de personnages historiques qui ont réellement existé. Parmi eux, on peut citer les deux célèbres auteures de la période Heian, Murasaki Shikibu (Le dit du Genji) et Sei Shonagon (Notes de chevet) ou encore le grand seigneur et guerrier du XVIème siècle Toyotomi Hideyoshi. Que dire de cette jeune femme évoquée au début de l’article alors qu’elle enfilait ses couches de kimono et terminait son maquillage ? Il s’agit en fait de Kazu-no-Miya, la princesse poètesse, demi-sœur de l’empereur Kômei, un des deux souverains honorés au sanctuaire Heian. Son histoire est l’une des plus poignantes de celles rencontrées dans le cortège. A l’âge de 16 ans, ses fiançailles avec son ami d’enfance le prince Arisugawa Taruhito, ont été rompues pour qu’elle épouse le shôgun Tokugawa Iemochi dans une tentative de rapprocher la cour impériale et le shogunat au moment des grands bouleversements que le Japon connaissait à la fin du XIXème siècle. Malgré son jeune âge, Kazu-no-Miya refusa d’abord ce mariage arrangé, avant de l’accepter sous certaines conditions. Dans le roman que Kathryn Lasky lui a consacré, la princesse dit à un moment : “Peu importe ce qu’ils ont fait pour arriver à leurs fins, il restera toujours en moi une petite étincelle et un petit morceau de mon essence qui ne pourront jamais être détruits”.
C’est le demi-frère de Kazu-no-Miya, l’empereur Kômei, en compagnie de l’empereur Kanmu, le dernier et le premier souverain à avoir résidé à Kyôto, qui concluent de façon émouvante la Jidai matsuri lorsque les deux mikoshi (palanquins sacrés) contenant leurs âmes sont promenés dans les rues.
Malgré toute cette pompe, la Jidai matsuri reste une fête populaire. On dit d’ailleurs que si vous demandez aux étudiants de l’université de Kyôto de participer à la préparation de la fête en tant que bénévole, vous recevrez immédiatement une centaine de candidatures. Voilà pourquoi, le monde peut encore s’émerveiller devant le patrimoine et l’histoire de l’ancienne capitale du Japon. Même si elle ne l’est plus depuis plus d’un siècle, les spectateurs peuvent en profiter grâce à ce magnifique spectacle qui a su saisir l’âme de la cité impériale.
Steve John Powell et Angeles Marin Cabello
Infos Pratiques pour s’y rendre :
Au départ de Tôkyô, le plus simple est d’emprunter le Shinkansen (Tôkyô, Shinagawa) jusqu’à Kyôto.
Le Palais impérial n’est sans doute pas la visite qui s’impose par sa beauté. Mais on ne peut pas imaginer de se rendre dans cette ville sans y faire un petit tour. Compter une trentaine de minutes de marche pour s’y rendre en empruntant la sortie centrale (chûôguchi) à la gare. Les bus 10, 59, 93, 102, 201, 202, 203 et 204 s’y rendent également. Le palais ne se visite que sur rendez-vous. Réservations sur le site de l’agence des Affaires impériales (sankan.kunaicho.go.jp/english/index.html) qui gère tout ce qui concerne l’empereur. Deux visites en anglais ont lieu par jour (10h et 14h). En 60 mn, le visiteur peut prendre la mesure de l’immensité des lieux.
Le sanctuaire Heian (de 8h30 à 17h30 selon les saisons) est situé au nord du parc Okazaki. Les bus 5, 32, 46 et 100 le déservent régulièrement (arrêt : Kyôto kaikan bijutsukan-mae).