Défenseur du film d’observation, le documentariste a suivi une campagne électorale pas tout à fait comme les autres.
Comme chaque année au printemps, Paris est le cadre du festival Cinéma du réel. Le documentariste Sôda Kazuhiro qui réside à New York est venu présenter son documentaire Senkyo 2 [Elections 2, 2013) sélectionné dans la compétition internationale. Il a accordé à Zoom Japon un entretien lors de son passage au Centre Pompidou où son film était projeté.
Qu’est-ce qui vous a amené à tourner Elections 2 ?
Sôda Kazuhiro : La raison principale tient au fait que M. Yama, Yamauchi Kazuhiko que j’avais suivi dans le documentaire Senkyo [Élections, 2007] lors du scrutin municipal de Kawasaki, a décidé de se représenter. Alors que j’étais au Festival de Hong Kong, j’ai lu sur son blog qu’il avait l’intention de se présenter. Il expliquait qu’il n’avait pas envie de faire la même campagne que la dernière fois et il exprimait son opposition à l’énergie nucléaire. En lisant ceci, je me suis demandé s’il n’y avait pas matière à faire un film. Par chance, j’avais prévu de me rendre au Japon le 1er avril, date de l’ouverture de la campagne, après mon séjour hongkongais, mais mon matériel se trouvait à New York. Voilà pourquoi, je n’ai pas pu suivre la campagne dès son démarrage. Dans le Tôkyô plongé dans la pénombre en raison des économies d’énergie, j’ai rassemblé du nouveau matériel et pu rencontrer M. Yama le 3 avril. Il m’a tout de suite dit : “Cette fois, je ne ferai aucune campagne”. Il ne ferait de discours que le dernier jour de la campagne. Si j’avais été un réalisateur comme les autres, j’aurais pensé que “cela ne donnerait rien comme film” et j’aurais tout de suite arrêté les frais. Mais comme je fais ce que j’appelle des “films d’observation”, c’est-à-dire que ce qui est important dans le documentaire, ce n’est pas le sujet, mais la façon dont on le perçoit, je pense qu’il y a matière et que l’on peut faire un film intéressant à partir du moment où le réalisateur est en mesure de bien regarder et de bien écouter. Du coup, j’ai fait preuve d’obstination car j’estime que j’aurais fait preuve de faiblesse si j’avais pensé qu’il n’y avait pas de film à réaliser puisque M. Yama n’allait rien faire. (rires)
Que pensez-vous de la position de M. Yama à l’égard du nucléaire ?
S. K. : M. Yama a beau avoir l’expérience du politicien, c’est un homme qui n’a aucun intérêt dans la politique. J’ai donc été très surpris lorsqu’il a annoncé sa candidature et son opposition au nucléaire. Je me suis dit : Comment est-ce possible ? Lui qui n’est pas un homme de principe. J’ai donc été intéressé par son nouveau visage. Depuis l’accident de Tchernobyl, je suis moi-même favorable à une sortie du nucléaire et je suis bien sûr opposé à cette énergie, mais pour autant, je ne souhaitais pas faire ce film pour exprimer ce sentiment. Même si je partageais des points de vue avec M. Yama, je ne voulais pas faire un film pour les imposer au spectateur. Un film décrit le monde que j’observe et comme je pense que c’est un moyen pour le partager avec les spectateurs, il ne s’agit pas d’imposer une sortie du nucléaire à des gens qui voient les choses différemment.
Pour quelle raison avez-vous suivi la campagne de M. Yama à Kawasaki sans vous rendre à Fukushima ?
S. K. : À vrai dire, j’étais vraiment déchiré. À chaque fois que je rencontrais quelqu’un, on me disait : “Pourquoi ne vas-tu pas à Fukushima ?” Comme je suis quelqu’un d’un peu borné, plus ont me disait ça, moins j’avais envie de m’y rendre. En même temps, j’avais un dilemme en me demandant pourquoi j’étais à Kawasaki à filmer M. Yama “qui ne voulait rien faire”. Mais au moment du montage, j’ai été surpris de découvrir à quel point l’accident nucléaire et les inquiétudes concernant les radiations étaient bien présents sur les images. Pendant le tournage, je n’y avais guère prêté attention, mais il y avait beaucoup de gens qui portaient des masques de protection et le sujet était au cœur des conversations. De toute évidence, les radiations restaient préoccupantes. On en parlait vraiment beaucoup. Tout le monde était inquiet, mais comme il n’y avait guère d’alternative, chacun menait une vie normale. Quand on regarde le film aujourd’hui, il y a beaucoup de choses que j’ai oubliées comme si c’était arrivé il y a bien plus de trois ans.
Y a-t-il des choses qui vous ont surpris pendant le tournage ?
S. K. : Il y a d’abord le fait qu’aucun candidat, en dehors de M. Yama, n’a abordé la question du nucléaire. Ce fut une surprise et je n’ai pas bien compris pourquoi. Ensuite, malgré la catastrophe et le fait que les radiations étaient deux fois supérieures à la normale, le fait de voir les gens aller au boulot ou à l’école aux heures de pointe comme si de rien n’était, ça m’a désespéré. Je voyais quelque chose d’étrange. Pourtant lorsque je filmais et que je voyais ces choses étranges, je n’arrivais pas à exprimer ce sentiment. Maintenant que j’y pense, j’ai l’impression que ces radiations venues du ciel me faisaient penser à Godzilla passant à l’attaque. Comme je vis à New York, j’avais le sentiment de me rendre sur un champ de bataille. Et pourtant, en arrivant à Kawasaki, tout le monde menait une vie normale. Malgré la présence de Godzilla, j’avais devant moi la scène de gens se rendant au travail ou à l’école. Il y avait quelque chose d’absurde dans cette situation.
A un moment dans le film, M. Yama dit : “Je n’arrive pas à dormir en voyant ce cauchemar”. Dans quel état d’esprit avez-vous tourné le film ?
S. K. : Juste après le tsunami du 11 mars 2011, j’ai passé une semaine à regarder CNN et la NHK sans dormir. J’étais tellement inquiet que je ne pouvais pas dormir. Concernant l’accident nucléaire, cela faisait plus de 20 ans que je me disais qu’un incident sérieux finirait par se produire. En ce sens, le cauchemar s’est réalisé. On aurait pu se retrouver dans la situation où l’on aurait perdu le contrôle de six réacteurs et où l’ensemble du personnel aurait été obligé d’évacuer. Dans ce cas, le Japon serait devenu un pays inhabitable. Dans ma tête flottait le mot “diaspora”. Face à cette crise bien réelle, je me suis retrouvé à penser que je ne pourrai peut-être jamais plus rentrer au Japon. J’étais donc dans un état psychologique anormal. Quand je filmais M. Yama, je filmais à moitié désespéré.
Combien de temps a duré le tournage et le montage ?
S. K. : Le tournage a duré neuf jours, mais j’ai attendu un an et demi avant d’entamer le montage. J’avais les images, mais je ne savais pas comment les monter. J’ai donc laissé reposer. Je n’y pensais pas tous les jours. J’ai d’ailleurs terminé deux autres films Engeki 1 et Engeki 2, et j’ai fait bien d’autres choses. J’en étais arrivé au point d’avoir oublié la moitié des choses que j’avais filmées. Et puis il y a eu le 16 décembre 2012 et la victoire écrasante du Parti libéral démocrate dirigé par Abe Shinzô lors des élections générales anticipées. Comme le Parti libéral démocrate n’a jamais caché son soutien au nucléaire, cela m’a profondément choqué. Je me suis alors dit que je devais me mettre au montage. Je me suis aussi tôt lancé. La première chose à laquelle j’ai pensé, c’est le dernier plan. J’ai vérifié la séquence où M. Yama s’éloigne petit à petit. Elle était exactement comme je pensais. J’ai alors été convaincu que cela ferait un film intéressant. Deux semaines après avoir commencé le montage, j’avais terminé la première mouture. C’était plutôt rapide. Le montage définitif a été achevé, par hasard, le 11 mars 2013. C’est une date dont je me souviens forcément.
Pourquoi avez-vous tourné seul ?
S. K. : Dans mon cas, je tourne sans établir d’emploi du temps parce que je filme en toutes circonstances. Comme je m’adapte au sujet et aux circonstances, je dois faire preuve de souplesse. Quand vous travaillez avec un preneur de son ou un cameraman, il est indispensable de penser à établir un emploi du temps. Ce qui n’est pas toujours évident. Par ailleurs, je suis quelqu’un qui filme longtemps si nécessaire. Par exemple, si M. Yama se lance dans une discussion avec une personne pendant une heure, je vais rester avec ma caméra pendant une heure. Dans le métier, un cameraman ordinaire n’accepterait pas de la faire. J’aimerais bien travailler avec un cameraman qui partage ma philosophie, mais je n’en connais pas.
Dans quelles circonstances le film est-il sorti au Japon ?
S. K. : Quand j’ai eu l’inspiration pour le montage, j’ai eu le sentiment que cela ferait un bon film avant même que je le termine. J’avais en tête les élections sénatoriales de juillet 2013 et je voulais que le film sorte avant ce scrutin. Mais comme il faut compter environ six mois pour réserver les salles, je savais que je n’y arriverais pas si j’attendais d’avoir terminé le montage complet. J’ai donc contacté un distributeur avant d’avoir achevé le montage. Après avoir vu la première mouture, il m’a répondu “banco” et il a réservé des salles. La première a eu lieu en juillet au cinéma Image Forum, dans le quartier de Shibuya, à Tôkyô.
Votre film a été projeté au Musée d’art moderne de New York. Comment a-t-il été reçu par le public américain ?
S. K. : Il a été projeté deux fois dans des salles quasi complètes. Cela a donné lieu à de nombreux débats. Pendant la projection, il y a eu pas mal de rires. J’ai eu la sensation que le public partageait le même humour que moi. Le sujet abordé a beau être très sérieux, les gens rient face à ce genre de situation. Il se trouve des situations où l’on ne peut rire, mais une fois ce moment passé, on se souvient en riant de cette situation difficile. Je crois que l’homme est fait comme ça. C’est comme ça que je vois les choses et que j’ai choisi les scènes. Comme mes films sont souvent construits de cette façon, on peut rire de moments très sérieux. Le rire et le sérieux cohabitent.
Non seulement dans vos films, mais dans d’autres activités, vous abordez des thèmes qui nécessitent du courage de votre part. Avez-vous un réalisateur qui vous a influencé ?
S. K. : Celui qui m’a le plus directement influencé est l’Américain Frederick Wiseman, mais pas dans le sens de faire des films qui demandent au réalisateur d’avoir du courage. Il m’a influencé dans la mesure où c’est lui qui m’a ouvert les yeux pour découvrir la richesse du documentaire. Pour ce qui est du courage, ce n’est pas quelque chose que je dois à quelqu’un. J’ai toujours été attiré par ce qui nécessite du courage pour agir. Je pense qu’il y a aussi l’intérêt pour ce qui craint. Il se peut d’ailleurs que ce soit maladif chez moi. (rires) Mais je crois que cela fait partie de l’essence même du documentaire. C’est intéressant parce que ça craint. Par exemple, un documentaire sur la Chine est aujourd’hui perçu comme intéressant à partir du moment où il aborde des sujets un peu “craignos”. Des documentaristes du monde entier se sont rendus à Fukushima pour tourner des films remarquables, tout ça parce que la situation là-bas était loin d’être enviable. Je pense que les gens qui font des documentaires ont cet état d’esprit.
En dehors de vos films, vous avez sorti l’année dernière un livre intitulé Nihonjin wa minshu shugi wo suteta gatte iru no ka [Est-ce que les Japonais veulent se débarrasser de la démocratie ?]. Quelle a été votre motivation ?
S. K. : J’avais jusque-là publié trois livres sur le cinéma, mais je n’avais jamais songé à écrire un ouvrage qui porterait ce titre. Je pensais que ce n’était pas mon métier de le faire. Je n’avais pas l’intention de m’exprimer politiquement. Mais la situation politique au Japon s’est récemment dégradée. J’ai commencé à exprimer mes idées sous forme notamment de tweets. Elles ont attiré l’attention de M. Tanaka, un rédacteur du mensuel Sekai [publication fondée en 1945 et dont l’ancrage est plutôt à gauche], qui m’a demandé de rédiger deux articles sur Hashimoto Tôru, le maire d’Ôsaka, et Abe Shinzô. Ils ont été plutôt bien reçus par les lecteurs et on m’a dit d’en écrire un autre pour que cela devienne un livre. Comme M. Tanaka, je pense qu’il y a aujourd’hui un gros problème chez les libéraux. Leurs idées sont en recul au Japon. Comme la société tout entière est en train de basculer vers la droite, moi qui suis pourtant un conservateur modéré, certains sont prêts à me cataloguer comme d’extrême gauche. (rires) C’est la preuve du basculement du Japon vers la droite. Une des raisons de cette situation, c’est le durcissement du discours libéral. Tout le monde partage les mêmes slogans. Quand on évoque le respect de la Constitution, on ne fait que dire comme l’autre. Comme leur discours n’atteint pas le cœur des gens, les libéraux perdent du terrain. Ils sont incapables de se renouveler. C’est quelque chose que je ressentais au fond de moi et que j’ai voulu exprimer. Je l’ai fait parce que je me sentais responsable davantage en tant que citoyen qu’en tant que cinéaste. C’est dans cette optique que j’ai écrit ce livre. Et le fait que cet ouvrage soit celui qui s’est le mieux vendu de mes livres a provoqué en moi un sentiment mitigé. (rires)
Propos recueillis par Sayaka Atlan