Professeur à l’Université Musashi de Tôkyô, Brigitte Koyama-Richard nous livre sa passion pour les estampes.
Auteur de nombreux ouvrages sur le Japon, elle vient de publier Les Estampes japonaises aux Nouvelles Editions Scala. Un remarquable ouvrage qui permet de découvrir l’histoire, les genres et la technique des estampes. Le livre à lire avant ou après avoir vu l’exposition Hokusai.
Comment êtes-vous devenu mangaka ?
Brigitte Koyama-Richard : Cet intérêt pour les estampes japonaises remonte à mon enfance. J’en avais vu des reproductions dans des livres et les avais trouvées belles et mystérieuses. Mais c’est plus tard, en les découvrant dans des expositions que j’ai pu véritablement en apprécier la beauté et la diversité. Je me suis alors prise de passion pour la technique de l’estampe japonaise et j’ai éprouvé une grande admiration pour la dextérité de ces artisans graveurs et imprimeurs qui étaient parvenus à réaliser de telles merveilles.
Comment expliquez-vous l’engouement que les estampes japonaises ont suscité en France et en Europe plus généralement à la fin du XIXe siècle ?
B. K.-R. : Je pense que cet engouement s’est produit grâce au contexte culturel de l’époque. Émerveillés par les estampes qu’ils découvrent vers la fin des années 1860, de nombreux artistes et hommes de lettres partagent alors une même passion pour l’art japonais. Ils tissent entre eux des liens d’amitié, ce qui ne les empêche pas d’éprouver une féroce rivalité. Plusieurs revendiquent le titre de “découvreur” des estampes, le graveur Félix Bracquemond, le critique Zacharie Astruc et, bien sûr, les frères Goncourt. Ils se comportent souvent comme de grands enfants, se disputant la primeur d’un lot d’estampes, essayant de gagner les bonnes grâces des marchands pour obtenir les plus belles, cachant parfois le prix de leurs acquisitions à leur épouse !
Il faut aussi mentionner l’importance des marchands d’art Siegfried Bing et Hayashi Tadamasa. Ce dernier parvint à “éduquer” le regard de tous ces amateurs d’art japonais. C’est grâce à lui qu’Edmond de Goncourt rédigea ses deux monographies consacrées à Utamaro (1891) et à Hokusai (1896) !
Les japonisants surent discerner l’aspect artistique de ces estampes que les Japonais n’avaient jamais considérées comme des œuvres d’art, mais qu’ils utilisaient comme papier d’emballage ou jetaient quand elles étaient passées de mode.
Cela semble incroyable quand on connaît le prix des estampes aujourd’hui !
B. K.-R. : Oui, pourtant c’est la vérité. Les estampes faisaient partie intégrante de la vie quotidienne. Elles étaient extrêmement bon marché. Elles servaient de gravures de mode à une époque ou les revues féminines n’existaient pas encore. Les Japonaises imitaient le style et le maquillage des grandes courtisanes ou des acteurs de kabuki représentés dans les estampes. Celles-ci jouaient aussi un rôle médiatique. On y trouvait des recettes pour lutter contre la rougeole ou la variole, en évitant de consommer certains aliments, ce qui ne devait pas être très efficace ! On y présentait les faits divers. Elles étaient aussi pédagogiques et permettaient aux enfants de mémoriser l’écriture japonaise si complexe. Ludiques, elles offraient aussi de nombreuses variétés de jeux à découper. Les estampes de paysages, plus tardives, étaient, pour les voyageurs qui se rendaient à la capitale ou ceux qui allaient en province, le cadeau idéal. Belles, légères, bon marché, elles connurent un immense succès grâce au talent de peintres comme Hokusai ou Hiroshige.
Les seules estampes non destinées à la vente étaient les surimonos dont on trouve de magnifiques exemples dans l’exposition consacrée à Hokusai. Commandes privées, elles étaient fabriquées avec du papier de qualité et des pigments précieux. Les estampes n’étaient pas destinées à être accrochées sur un mur. Il convenait de les tenir dans ses mains et d’admirer les gaufrages subtils ou encore les parties micacées, aux reflets d’or ou d’argent.
Les Japonais de l’époque d’Edo auraient été surpris si on leur avait dit qu’au XXIe siècle, leurs œuvres seraient ainsi mises dans des cadres, présentées dans des musées et atteindraient des prix très élevés ! Sans le discernement des japonisants du XIXe siècle, nous aurions perdu des trésors !
La grande exposition consacrée à Hokusai confirme-t-elle que cet enthousiasme est intact ou s’agit-il d’une nouvelle vague selon vous ?
B. K.-R. : Je pense que l’enthousiasme est intact et s’inscrit dans la lignée de celui qu’ont connu les japonisants. Il est une prolongation de cette passion pour Hokusai qu’éprouva Bracquemond lorsqu’il découvrit La manga. Hokusai fut un artiste remarquable qui influença au Japon, comme en Occident, les peintres des générations suivantes.
Je suis également persuadée qu’au-delà des œuvres de Hokusai, c’est le Japon traditionnel que certains sont venus retrouver. J’espère aussi que de nombreux, amateurs de mangas et de dessins animés japonais viendront découvrir cette exposition sur Hokusai, d’autant plus qu’un film d’animation, Sarusuberi (Production I.G), d’après le manga de la regrettée Sugiura Hinako, fera bientôt revivre (la sortie du film est prévue pour 2015) ce grand peintre et sa fille O-Ei qui l’accompagna au long de sa carrière et fut elle-même une talentueuse artiste.
Parmi les grands maîtres des estampes, nous connaissons surtout en Europe Hokusai, Hiroshige ou Utamaro. On connaît moins Suzuki Harunobu qui a pourtant bouleversé cet univers. Qu’en pensez-vous ?
B. K.-R. : Les Occidentaux n’osent pas prendre le risque de présenter d’autres grands maîtres de la peinture et de l’estampe japonaises, ce qui est vraiment dommage ! J’ai personnellement toujours été très attirée par les œuvres de Suzuki Harunobu, auquel on attribue les premières estampes entièrement xylographiques et polychromes créées en 1765. Les gaufrages, les teintes douces et les personnages androgynes peints par Harunobu sont d’une grâce et d’une beauté infinies. Il y a encore bien d’autres merveilleux artistes qui mériteraient d’être présentés, comme Kawanabe Kyôsai auquel Émile Guimet, accompagné de Félix Régamey, rendit visite lorsqu’il se rendit au Japon ou encore Utagawa Kuniyoshi.
Est-ce que la tradition des estampes se transmet encore au Japon ? Si oui, comment ? Est-ce que le public japonais s’intéresse encore aux estampes ?
B. K.-R. : Les expositions consacrées aux estampes japonaises attirent beaucoup de monde, au Japon également. Cependant le jeune public n’y est pas très nombreux. Les estampes leur semblent désuètes et c’est souvent, plus tard, qu’ils finissent par s’y intéresser.
Pourriez-vous nous recommander des musées intéressants au Japon sur les estampes ?
B. K.-R. : Ils sont nombreux et je ne peux les citer tous. Si vous allez à Tôkyô, n’hésitez pas à vous rendre au Musée Ôta (Ukiyo-e Ôta Memorial Museum of Art, www.ukiyoe-ota-muse.jp/annai-E.html), situé dans le quartier animé de Harajuku.
Et surtout, si vous vous intéressez à la technique, je vous propose de vous rendre à The Adachi Institute of Woodcut Prints (www.adachi-hanga.com/en_ukiyo-e/index.htm), situé près de la gare de Mejiro. Vous pourrez ainsi apprendre et comprendre l’extraordinaire travail des graveurs et des imprimeurs et aussi acquérir des estampes réalisées avec la même technique qu’à l’époque d’Edo.
J’espère que cette magnifique exposition attirera un public nombreux, qu’elle permettra aux gens de mieux connaître ce grand artiste que fut Hokusai et de s’intéresser à la culture japonaise.
Propos recueillis par Gabriel Bernard