Perdue au milieu de la mer Intérieure, la petite île attire des touristes amateurs de chats. Mais les habitants font la grimace.
Quand le bateau, qui relie l’île d’Aoshima à celle de Shikoku, dans l’ouest de l’archipel, s’apprête à accoster dans le petit port, les cris “Regarde, comment ils sont mignons ces chats !” rompent brutalement le silence qui a régné pendant le court trajet maritime d’une demi-heure. Un escadron de félins bruns et roux, dès qu’ils aperçoivent l’arrivée des touristes, prennent possession du brise-lames pour observer le navire qui approche. Oui, ils savent que ces citadins, qui viennent souvent d’Ôsaka ou de Tôkyô, ont à manger. Dès que le capitaine donne le feu vert pour descendre du navire, ces admirateurs de chats, en poussant des cris de joie, s’attaquent à celui qui leur semble le plus mignon, avec un appareil photo ou un jouet pour chat à la main.
A côtés de ces touristes, quelques femmes locales, souvent très âgées, récupèrent les journaux et les denrées nécessaires à leur vie quotidienne. Ici, à 13 kilomètres de la rive de l’île de Shikoku, ce bateau constitue une ligne de ravitaillement indispensable à leur bien-être. D’autres femmes, assises sur un banc installé juste au fond de ce port minuscule, regardent le groupe d’une dizaine de touristes avec un visage difficile à interpréter. Y transparaissent peut-être perplexité, amertume et résignation. En tout cas pas celui d’une personne qui souhaite la bienvenue à un touriste venu visiter une île coupée un peu de tout, qui n’était même pas connectée, sauf rares exceptions, au réseau téléphonique jusqu’au début des années 1980. Par ailleurs, ce sont surtout les journalistes qui sont personæ non gratæ. Dès qu’on annonce le but de leur excursion, ces femmes partent avec froncement comme de petits oiseaux qui auraient aperçu une ombre de chat. Bref, deux mondes, méfiants l’un de l’autre, se regardent ; celui des gens de l’extérieur – touristes et journalistes tout confondus – qui viennent souvent des grandes villes pour s’amuser avec les chats, et celui des habitants d’îles, las de ces citadins qui ne respectent souvent pas les règles de la vie locale.
C’est en mai 2013 qu’une équipe de journalistes de la télévision a débarqué sur cette île plongée dans la tranquillité pour faire un reportage sur ces chats, apparemment trop nombreux par rapport au nombre d’habitants. Après la diffusion de cette émission, Aoshima est devenue un sanctuaire pour les amateurs des chats au niveau international.
Les informations sur l’île ont été relayées sur Internet, provoquant un afflux considérable de touristes sur cet îlot qui n’était naguère fréquenté que par la population locale. Le hic, c’est qu’à Aoshima, il n’y a aucune infrastructure pour accueillir ces visiteurs. Pas d’hôtels, ni de restaurants, rien du tout. Ne disposant pas de moyens pour profiter de l’arrivée des touristes, les habitants sont justement passés à côté de cet engouement et ne peuvent que regarder ces touristes s’amuser avec des chats. Les troubles entre des locaux et des touristes ne cessent d’augmenter. “Ils jouent avec des chats au port alors que c’est un point de ravitaillement indispensable pour nous. Franchement dit, je veux qu’ils nous laissent tranquille”, confie l’un d’entre eux. Ne maîtrisant pas du tout les outils de communication modernes, la population locale reste impuissante face à cette surmédiatisation.
Si les journalistes ne sont pas bienvenus ici, c’est que ceux qui ont visité Aoshima n’ont fait que des articles centrés sur les chats. Le quotidien local, Ehime Shimbun, a fait un reportage sur la relation délicate entre les habitants et les touristes, mais cela n’a rien amélioré. Voilà pourquoi les habitants se sont mis d’accord pour ne pas parler aux journalistes, seul moyen de résister à cet engouement médiatique qu’ils jugent injuste.
Pourtant, les chats, qui se comptent par centaines, se fichent de tous ces problèmes et ne font que suivre les hommes qui leur donnent à manger. Ils sont affamés, on voit de loin leurs côtes. Nul ne connaît leur nombre exact. Seule l’équipe d’une émission télé a lancé le chiffre de 140. Mais comment savoir si cette évaluation est correcte, alors que ces chats se reproduisent sans cesse ? En tout cas, il y a une chose dont tout le monde est sûr : il y en a trop, pour une île si petite qu’on peut la traverser en cinq minutes de marche. Des habitants, dix fois moins nombreux que les animaux, ne peuvent plus les soigner correctement.
Ils affirment que le nombre de ces chats a augmenté en raison de l’afflux des touristes qui a commencé en 2013, mais sans en être tout à fait sûr. L’explication la plus fiable en est que, les chats, jadis éparpillés sur toute l’île, se sont massés autour du port au fur et à mesure que la population d’Aoshima disparaît peu à peu. Car c’est là où se trouvent les humains qui leur donnent à manger.
En juillet, les 15 habitants d’Aoshima et la ville d’Ôzu ont répondu à un sondage portant sur ce sujet. Treize personnes ont jugé qu’il fallait réduire le nombre de chats, et plaidé pour la castration. Mais “pour castrer tous ces chats, il faut 15 000 yens pour un mâle, 22 000 pour une femelle. Alors qui peut payer ?”, demande Tanaka Kosaku, l’un des habitants qui a demandé que son nom soit modifié. De plus, comme la ville d’Ôzu est déficitaire, “on ne peut pas s’attendre qu’ils nous aident”, déplore Yoshioka Tomoko, responsable de l’association de défense des animaux qui a déjà castré une dizaine de chats. Et ce, gratuitement.
Du coup, tout le monde se renvoie la balle. Tous comprennent la nécessité de la castration, mais personne n’en a les moyens financiers. Les négociations semblent bloquées pour l’heure. L’Association des chats d’Aoshima, créée par quatre habitants de l’île, a installé une boîte de dons au port, mais Kamimoto Naoko, présidente du groupe, a seulement récolté 2 000 yens [14,70 euros] à la fin du mois d’août. Et si l’on créait des restaurants ou un hôtel pour mieux profiter de la vague touristique ?
Ce sujet a déjà été évoqué par les habitants. “C’était il y a deux ans qu’on en a parlé. Et on a dit non à cette idée parce que la plupart des habitants voulaient vivre tranquillement. Mais s’il y avait eu à cette époque un jeune couple désireux de tenter sa chance, je pense que cela aurait changé beaucoup de choses”, regrette aujourd’hui Tanaka Kosaku.
En effet, ce petit îlot rocheux flottant au large de la mer Intérieure offre l’un des pires exemples d’une localité frappée par le dépeuplement. Alors qu’il comptait 800 habitants dans les années 1940, Aoshima a subi une chute brutale de sa population pour ne plus compter que 15 personnes aujourd’hui. La moyenne d’âge tourne autour de 70 ans.
S’il n’y avait pas ce problème, cette île serait une destination idéale pour passer quelques jours en été. Des ruelles soigneusement aménagées traversent ça et là des maisons traditionnelles en bois, nichées sur un escarpement qui mène sur une colline surplombant la mer. Et tout cela forme un petit labyrinthe entouré par la mer bleu cobalt, endroit idéal pour les amateurs de pêche.
Or, ce n’est plus que l’image du passé que les habitants évoquent avec nostalgie. Les maisons sont abandonnées à la merci des mauvaises herbes qui poussent de partout, et on voit le bleu du ciel à travers le toit troué… Dans la salle de musique de l’ancienne école primaire, qui surplombe le port depuis la colline, un piano se laisse balayer par le vent marin. Si les habitants n’aiment pas se pencher sur la question des chats, c’est parce que leur communauté elle-même est menacée de disparition.
“Bien sûr que c’est un casse-tête. Je ne veux pas voir mon île devenir comme les Senkaku”, raconte Tanaka Kosaku, évoquant le nom de ces îlots désertés qui flottent en mer de Chine orientale. Pourtant, lui qui est déjà très pris par le maintien de la communauté, ne peut que s’alarmer. “C’est un problème qu’on retrouve partout au Japon. La population est trop concentrée dans les grandes villes”, ajoute-t-il.
Au port, quelques habitantes sont revenues s’asseoir sur le banc. Certaines d’entre elles caressent les chats qui ronronnent sur leurs genoux. Et l’une d’elle avoue, avec un sourire aux lèvres : “Il y a des gens qui les détestent, mais ça reste un moment du bonheur pour nous”. Et elle regarde au loin, comme si elle se souvenait de l’époque où on entendait partout les éclats de rire des enfants. “Je suis heureuse que ces chats soient là, sinon la vie ici serait un peu trop tranquille”, continue cette octogénaire, qui ne sait toujours pas jusqu’à quand elle pourra vivre sur son île.
Yagishita Yuta