Pour saisir l’engouement des Japonais pour le jazz, un petit tour par le Chigusa à Yokohama s’impose.
Si vous êtes de passage à Yokohama et si vous avez envie de plonger dans une atmosphère de jazz unique en son genre, rendez-vous chez Chigusa, le plus ancien et le plus célèbre bar de jazz du Japon. Situé à proximité du port, le bâtiment de briques rouges est facilement reconnaissable grâce à son premier étage couvert de graffiti et au portrait d’un homme à lunettes à côté du nom. “C’est Yoshida Mamoru”, explique Yusa Masataka. Il dirige l’Association Chigusa qui a sauvé le café en 2012.
Yoshida est considéré comme le saint patron de la culture jazz au Japon. C’est lui qui a ouvert le Chigusa en 1933 à une époque où la culture américaine était encore populaire malgré la propagande anti-occidentale du gouvernement. “En une dizaine d’années, Yoshida a accumulé quelque 6 500 disques. Une collection incroyable si vous pensez à la somme que cela a dû coûter et aux difficultés qu’il y avait à acheter des disques de jazz à cette époque. Un album importé des Etats-Unis valait 5 à 6 fois plus cher qu’un disque fabriqué au Japon”, raconte Yusa Masataka.
Le lieu fut fermé en 1941 par les autorités et un an plus tard, Yoshida fut envoyé au front. Quand il revint après la guerre, il découvrit que son café avait été détruit par les bombardements américains et que toute sa collection de disques avait péri dans les flammes. “Il est reparti de zéro. Yoshida était plus qu’un amoureux du jazz. Il a consacré sa vie entière à cette musique qu’il aimait tant. Il ne s’est jamais marié et a vécu avec sa sœur Takako dans une petite pièce à côté du café. Il voulait nourrir la scène locale et créer un lieu où les amateurs et les musiciens pourraient partager leur passion. De nombreux artistes sont venus ici pour apprendre de nouveaux airs”, poursuit Yusa Masataka.
Si la reconstruction du lieu n’a pas été compliquée, la constitution d’une nouvelle collection de disques s’est avérée plus complexe. Heureusement, l’occupation du Japon (1945-1952) s’est accompagnée d’une présence importante de soldats américains. Ce sont eux qui sont venus à sa rescousse. “Yoshida et sa sœur étaient très sympathiques. Il se débrouillait pas mal en anglais. Aussi pour de nombreux GI’s stationnés dans la région le Chigusa est rapidement devenu leur QG. La seule chose qu’ils ne devaient pas apprécier, ce sont les toilettes à la japonaise !”, ajoute en riant le responsable de l’association. “La plupart des disques à l’époque étaient produits par des labels américains et ils n’étaient accessibles qu’aux soldats. Ceux-ci étaient censés les jouer dans l’enceinte des bases, mais Yoshida a fini par en convaincre certains de lui vendre des exemplaires. C’est comme ça qu’il a reconstitué sa collection”.
L’intérêt de Yusa Masataka pour le Chigusa remonte au début des années 1960 quand il a commencé à fréquenter le lieu en tant qu’étudiant. “A cette époque, le jazz était plutôt populaire au Japon. On pouvait en écouter à la radio et de nombreuses salles de concert avaient ouvert leurs portes. Néanmoins, le Chigusa conservait une atmosphère unique. Je me souviens encore de ma première visite. L’endroit était petit avec des chaises et des tables un peu partout. Sur les murs, il y avait des pochettes d’albums et des photos encadrées de musiciens américains. Mais surtout il y avait cette formidable chaîne hi-fi qui diffusait chanson après chanson. Yoshida était là derrière le grand comptoir en bois en train de manipuler les disques, de faire du café ou de servir des pâtisseries”. Yoshida Masaru a continué à tenir le Chigusa jusqu’à sa mort en 1994 à l’âge de 81 ans. Sa sœur a pris sa succession pendant 13 années supplémentaires avant de renoncer pour des raisons de santé. En 2007, elle a vendu le bâtiment à une société immobilière. “J’avais déjà créé l’association à cette époque pour aider Takako-san à continuer, mais nous ne pouvions pas faire grand-chose. L’entreprise immobilière insistait beaucoup car elle voulait construire un nouvel immeuble. Et lorsque toutes les boutiques du quartier ont fini par mettre la clé sous la porte, le Chigusa a été démoli. Ce jour-là fut un des moments les plus tristes pour tout le monde”, confie Yusa Masataka.
Mais cela n’a pas marqué la fin de l’histoire de ce café. Deux ans plus tard, l’association a loué pour une dizaine de jours un lieu proche de l’ancien café pour créer un café temporaire. Il a attiré plus de 2 500 personnes. “Ce succès inattendu nous a donné l’énergie pour ressusciter le Chigusa. Nous avons eu la chance d’être soutenus par d’autres magasins du quartier et la municipalité nous a aidés à louer un nouvel espace”. Le 11 mars 2012, les amateurs de jazz ont ainsi pu retrouver un lieu pour eux. “Le choix du 11 mars n’est pas le fruit du hasard. Nous avons associé des villes touchées par le séisme de 2011 en vendant du riz produit à Ishinomaki et en soutenant un café de jazz à Rikuzentakada”, raconte Yusa Masataka. Le Chigusa d’aujourd’hui n’est pas très loin du lieu où se trouvait l’original. On y retrouve la même atmosphère. Mais les chaises en bois ont été remplacées par des sièges plus confortables. Les pochettes de disques sont toujours là, Duke Ellington et Charles Mingus en tête. Mais on trouve aussi quelques musiciens japonais comme Hino Terumasa. Les gens viennent les écouter en sirotant un café, un jus de fruit ou encore quelque chose de plus fort mais après 18h.
Jean Derome
Informations pratiques
Chigusa 2-94 Noge-cho, Naka-ku, Yokohama
Tel. 045-315-2006
Ouvert de midi à 22h (du mardi au samedi), de midi à 18h (dimanche). Fermé le lundi.
http://noge-chigusa.com/jazz