Dans cette région en pleine crise, la viticulture s’est imposée comme le meilleur moyen d’échapper au déclin.
Je voulais prouver que mon père et mon grand-père avaient raison”, raconte Misawa Ayana d’une voix calme mais pleine de certitude. Elle marque une pause avant d’ajouter que “Kôshû est un cépage qu’on trouve nulle part ailleurs, avec lequel j’ai grandi. Je crois que le résultat que nous avons aujourd’hui atteint n’est vraiment qu’un début”. Elle sourit, ses yeux profonds grands ouverts, heureuse de parler de ses vins qu’elle chérit comme son enfant.
Le vin japonais est une histoire de petites familles. Surtout celle des producteurs de raisins de la région de Yamanashi qui ont eu l’idée de se lancer dans la production de vin. Ils rêvaient déjà à la fin du XIXe siècle du jour où le vin s’enracinerait dans le pays. Misawa Chôtarô, aïeul de la famille d’Ayana, a fait partie de ces ambitieux. C’est lui qui a créé l’entreprise en 1923. Cette initiative, courageuse ou téméraire selon des points de vue, a d’abord rencontré le manque d’entrain des consommateurs, puis a dû faire face à la concurrence des autres boissons alcoolisées, et surtout affronter la différence de qualité par rapport aux vins venus d’Europe. Pourtant, les viticulteurs japonais, y compris Misawa, n’ont pas renoncé, nonobstant la réaction mitigée des œnologues étrangers pour que “le vin japonais était plutôt produit à base de riz”.
Les vignerons nippons ont cependant poursuivi leurs études minutieuses des modèles de productions dans les pays étrangers, en envoyant parfois certains de leurs membres en Europe. Dans le même temps, la situation du marché domestique s’est peu à peu améliorée. Les Japonais, de plus en plus occidentalisés, ont commencé à apprécier cette boisson. Vers la fin des années 1990, les Japonais consommaient quelque 3 milliards de litres de vin par an, soit trois fois plus que la décennie précédente.
Faisant toujours figure de pionnier dans le secteur, la société lancée par Misawa Chôtarô et implantée à Mishima a vécu cette évolution pendant presque un siècle. Rebaptisée Grace Winery, elle est restée à Yamanashi, région bordée de montagnes bénéficiant de conditions favorables – des heures d’ensoleillement plus longues qu’ailleurs et un climat moins humide – à la production de vin. Ses promoteurs s’appliquent à faire valoir le cépage kôshû, un raisin pourpre qui porte l’ancien nom de la région. Celui-ci aurait fait son apparition dans le pays depuis au moins le XIIe siècle. Les viticulteurs ont modifié la technique vinicole traditionnelle du cépage pour accroître sa teneur en sucre, laquelle était plus faible que celle des cépages européens comme le cabernet sauvignon. Travail de longue haleine que Shigekazu, le père d’Ayana, a entamé il y a presque vingt-cinq ans et que sa fille a poursuivi à partir de 2005 après trois ans d’études à Bordeaux. Sûre du potentiel de kôshû, dans lequel on a découvert des gènes des cépages européens en 2004, elle montre une détermination sans faille. Ses efforts ont porté leurs fruits en 2012. Avec une teneur en sucre supérieure à 20 %, elle a donné naissance à la Cuvée Misawa Akeno Koshu 2013, avec laquelle elle a remporté la médaille d’or du prestigieux concours britannique Decanter World Wine Awards. Un événement historique puisqu’aucun vigneron asiatique n’avait jamais eu cet honneur avant elle.
Un tournant pour la famille Misawa, mais aussi pour l’industrie du vin dans la région. Celle-ci compte à ce jour plus de 80 entreprises spécialisées qui tentent de faire concurrence à Grace Winery. “Au cours des dix dernières années, on a pu constater un énorme progrès dans la qualité du vin japonais”, assure Lionel Beccat, chef français d’un restaurant étoilé à Tôkyô. “Que le Japon produit de bons vins, c’est désormais un fait avéré”, affirme le cuisinier qui arpente la région une fois par an. Dans la foulée des succès internationaux de certains vignerons locaux, l’engouement médiatique prend de l’ampleur. Que des vignerons japonais produisent des vins de qualité avec un cépage 100 % nippon, et ce, sur fond de longues sagas familiales, il y a de quoi émouvoir ! Cela a donné naissance à des circuits de dégustation dans la région, favorisant le développement d’activités touristiques. Le rêve lointain des producteurs de vin du XIXe siècle est devenu presque une réalité.
Si les vins japonais suscitent un tel intérêt aujourd’hui, c’est qu’ils pourraient contribuer à remettre sur pied une région asphyxiée par le vieillissement de sa population et la fuite des jeunes générations vers Tôkyô. Les chiffres sont accablants : la moyenne d’âge de la population est de 45 ans et elle a diminué de 50 000 personnes au cours des 15 dernières années. Au moins 70 écoles élémentaires ont dû fermer leurs portes depuis 30 ans. Certains habitants en plaisantent avec une pointe d’amertume : “C’est normal qu’on échappe à l’épidémie de grippe. Il n’y a pas suffisamment d’enfants pour la transmettre !” D’autres ont déjà commencé à photographier leur contrée, histoire de l’immortaliser avant qu’elle ne disparaisse… Quel avenir pour cette région montagneuse et fière du chef de samouraï médiéval Takeda Shingen ? se demandaient beaucoup d’entre eux. Dans ce contexte difficile, l’industrie de vin, avec ses potentiels commerciaux et touristiques, paraît être aujourd’hui la solution qu’ils peinaient à trouver ces dernières décennies.
D’ailleurs les vignerons ne manquent pas d’ambition. En 2009, ils ont monté, avec le soutien de la préfecture et du ministère de l’Industrie, le projet Koshu of Japan (KOJ) dont l’objectif est rien de moins que de conquérir le marché international. L’idée est d’exporter ce vin avec la cuisine japonaise, entrée au patrimoine mondiale de l’Unesco en 2013. Ils veulent faire de ce vin blanc élégamment sec et vivace, aux arômes de mandarine – “très agréable à boire avec des fruits de mer”, selon Lionel Beccat – la meilleure compagne d’un repas nippon. En février, une délégation s’est rendue à Londres, destination stratégique où ils ont déjà mis en place des contacts.
Toutefois, l’industrie du vin n’a rien de comparable à ce stade à celle d’autres pays. Le pays ne compte que 200 entreprises viticoles, et les Japonais consomment dix litres de vin par an, soit cinq fois moins que les Français. A cela s’ajoute la concurrence avec des vins importés, de qualité et souvent moins chers. La préfecture, soucieuse d’accompagner l’émergence de cette jeune industrie en expansion, essaie d’augmenter le nombre des viticulteurs à coup de subventions. La situation est prometteuse puisque le ministère de l’Agriculture mise sur une forte croissance de la consommation de vin au cours des dix prochaines années. L’optimisme des viticulteurs n’a pas été ébranlé par la signature du traité de libre-échange transpacifique (TPP) qui supprime en principe tous les droits de douane sur les vins importés. “Si nous parvenons à résister à la concurrence internationale, cela montrera une fois de plus la qualité de nos vins. Nous n’avons qu’à poursuivre nos efforts pour améliorer la qualité de nos produits”, estime Misawa Ayana, les yeux noirs toujours remplis de la même fierté.
Yagishita Yûta