L’incroyable succès de Muji dans l’archipel et dans le monde exprime un besoin de revenir aux fondamentaux.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a souvent été associé à des produits sans fioriture de qualité vendus à des prix abordables. Alors qu’il y a 60 ans, les fabricants japonais utilisaient les radios à transistors pour pénétrer les marchés occidentaux, aujourd’hui les clients étrangers sont plus susceptibles d’acheter des vêtements, par exemple, de la marque Uniqlo ou de choisir des objets parmi la large gamme de produits courants proposés par Mujirushi Ryohin. Mieux connu dans le monde entier sous le nom de Muji, la marque a commencé ses activités en 1980 avec une ligne de 40 produits ménagers et alimentaires commercialisés dans les supermarchés Seiyu, propriétés de la société mère. Après plus de 35 ans d’existence, la société a fait un énorme bond en avant, puisqu’en 2014, elle possédiat quelque 385 boutiques au Japon et 255 à l’étranger. Elle espère accroître sa présence mondiale dans 50 pays au moment où Tokyo accueillera les Jeux Olympiques d’été 2020.
Même si aujourd’hui Muji est devenu un mastodonte de la vente au détail avec un catalogue contenant plus de 7 500 références (60 % de produits ménagers, 35 % de vêtements et de linge), la société reste fidèle à sa philosophie d’origine : concevoir des produits neutres fonctionnels dont le processus de production met l’accent sur le recyclage, en évitant le gaspillage inutile.
Pendant de nombreuses années Muji n’a même pas divulgué les noms de ceux qui concevaient ses produits, mais l’entreprise a récemment cédé sur ce point en mettant en place une série de collaborations avec des créateurs bien connus comme James Irvine, Jasper Morrison et Fukasawa Naoto. Ce dernier, en particulier, a été membre du conseil consultatif de Muji (un groupe de designers japonais de premier plan qui approuvent tous les nouveaux produits) depuis 2002. Il a ainsi participé au développement d’un certain nombre de produits à succès, y compris le fameux lecteur de CD mural. Zoom Japon a réussi à le rencontrer pour un échange rapide sur Muji et la conception des produits.
Vous avez collaboré avec Muji au cours des 14 dernières années, ce qui vous a permis de bien connaître leur méthode de travail. Quel est, à votre avis, le secret de leur succès ?
Fukasawa Naoto : Je pense qu’il faut chercher du côté du débat constant qui existe à tous les niveaux de l’entreprise. Son président Matsui Tadamitsu est même venu avec un manuel de 2 000 pages – le Mujigram – qui normalise tous les aspects de la planification, du développement, de la production, de la distribution et de la vente. Mais loin d’être un système vertical verrouillé de haut en bas, chaque employé peut s’exprimer pour mettre en évidence des problèmes rencontrés et pour trouver des solutions. Une fois que leurs idées ont obtenu le feu vert, ils sont appliqués à l’ensemble du groupe. Un second aspect et peut-être encore plus important est lié au fait que le procédé de fabrication est déterminée par l’utilisation que le consommateur fera du produit. Muji n’est pas intéressé par des produits qu’on rendrait attrayants de façon artificielle par l’utilisation de couleurs vives ou des caractéristiques particulières. Nous refusons l’utilisation excessive d’emballage ainsi que le recours à des célébrités pour promouvoir les produits. En d’autres termes, ils conservent une identité simple et tout ce qui n’est pas directement lié à l’usage du produit est abandonné.
Pensez-vous que le succès initial de Muji a quelque chose à voir avec le moment où la société a été fondée ?
F. N. : Je le pense. A l’époque, la société japonaise était au faîte de sa croissance économique. De plus en plus de gens profitaient d’une richesse matérielle considérable. Les années 1980 ont été une période d’excès, avec des gens qui achetaient des produits de luxe fabriqués à l’étranger. D’autre part, ceux qui ne pouvaient pas se permettre ces produits ont dû se contenter de biens de mauvaise qualité et à bas prix. Je pense que toutes ces dépenses insensées ont amené beaucoup de gens à réfléchir et à revenir à l’essentiel, c’est-à-dire façon de vivre et de jouir d’une vie plus simple. Avec son concept de “vie compacte”, Muji a montré sa capacité à saisir parfaitement l’aspiration profonde des Japonais. En fait, je pense que les années 1980 – les fameuses années de bulle – ont été une aberration parce que la culture japonaise est en fait basée sur la notion de simplicité. Quand vous considérez la pratique du zen ou la cérémonie du thé, ils ont supprimé toutes les fonctionnalités inutiles afin de rendre les choses simples et de mettre en avant la qualité et la fonction. L’esthétique traditionnelle du su (ordinaire ou sans fioritures) vient de l’idée que la simplicité fait non seulement référence à ce qui est modeste ou frugal, mais pourrait être plus attrayante que le luxe.
Permettez-moi de me faire une seconde l’avocat du diable. Quand on circule dans un magasin Muji, tout est très uniforme et presque anonyme. Ne pensez-vous pas que c’est une négation de l’individualisme ?
F. N. : Au contraire, il s’agit de nourrir l’individualité des gens. C’est pour ça que Muji crée des produits sans personnalité. Ces produits sont conçus dans le but de donner aux consommateurs un espace vide et de stimuler leur imagination. La dernière chose que nous voulons faire est d’interférer avec l’individualité du consommateur. Il y a toujours des choses qui nous entourent dans la vie. Les choses dont on s’entoure représentent la vie et les valeurs d’une personne. Concevoir un produit signifie que l’on observe objectivement notre environnement et qu’on en est conscient. J’aime l’approche de Muji parce qu’il ne vend pas mon nom. Les produits que je conçois sont simplement des objets qui se trouvent là. Ils ne sont pas anonymes, mais naturels.
Il est vrai que le design devient très superficiel de nos jours. Tout est en surface et on ne trouve aucun contenu, aucune signification sociale réelle. Qu’en pensez-vous ?
F. N. : Il est vrai que certaines personnes considèrent le design comme s’il s’agissait d’une tendance de mode. Cependant, le vérité est qu’il que cela ne donne rien de durable. Les gens veulent quelque chose dont ils ne lasseront jamais, et en même temps, ils sont toujours en quête de nouveauté. Évidemment, c’est assez contradictoire, mais nos vies sont faites de nombreuses contradictions. Nous avons besoin de ces deux aspects dans votre vie. Par conséquent, je pense qu’il y a assez d’espace pour les deux approches : un design sérieux et un design plus frivole.
Vous êtes célèbre pour combiner un design minimaliste avec un maximum de fonctionnalité. Pouvez-vous nous donner votre définition du design ?
F. N. : Notre vie quotidienne a beaucoup évolué avec les changements dans notre environnement de vie, l’évolution de l’électronique grand public et les développements dans les technologies de l’information. D’une manière générale, la plupart des outils que nous utilisons tous les jours avec désinvolture ont tendance à soit se rapprocher du mur ou de notre corps. Prenez la télévision, par exemple. Les anciens modèles à tubes cathodiques étaient très volumineux, mais au fil des ans, et surtout avec l’avènement des cristaux liquides, ils sont devenus très minces. Par conséquent, nous pouvons maintenant accrocher un téléviseur au mur comme un tableau. On pourrait dire que la télévision n’est devenue aujourd’hui qu’un simple contenu. D’autre part, nous pouvons regarder les mêmes images sur un smartphone posé sur la paume de notre main. En d’autres termes, tous ces outils sont en train de changer progressivement de forme. Seule leur fonction d’origine demeure. Plus un objet se rapproche du corps humain, plus facile on s’y adaptera s’il possède une forme plus douce.
En tant que designer, mon travail est de ne pas donner des formes à des objets, mais plutôt de déterminer leurs positions. Est-ce qu’il sera installé près d’un mur ou utilisé dans une main humaine ? Voilà ce qui est important.
Propos recueillis par J. D.