Auteur du très remarqué Dans la barque de Dieu, Ekuni Kaori se confie sur son travail de romancière.
Romancière, mais également traductrice et auteur de livres pour la jeunesse, Ekuni Kaori écrit depuis plus de trente ans. En France, son premier roman traduit (Dans la barque de Dieu, éd. Philippe Picquier, 2014) vient de décrocher le Prix Caméléon, un prix de littérature en traduction décerné par des étudiants lyonnais. L’auteur était invitée à Lyon, le 4 avril dernier, pour recevoir son Prix, et rencontrer au passage son traducteur et ses lecteurs à Paris.
Vous avez passé votre enfance dans un milieu éminemment intellectuel et littéraire, puisque votre père était un des plus grands poètes de son époque. Devenir écrivain était-il pour vous poursuivre une tradition familiale ?
Ekuni Kaori : Mon père exigeait surtout que je devienne une personne qui s’exprime, qui sache vocaliser ce qu’elle est et ce qu’elle pense. En fait j’ai appris naturellement à utiliser les mots avant même de savoir regarder le monde.
Enfant déjà, j’aimais écrire, j’inventais des histoires, mais je me préoccupais peu de devenir professionnelle, m’auto-publier aurait été suffisant. Or, mon père avait une idée extrêmement haute du métier d’écrivain et cela l’a mis dans une colère noire : “Payer pour que des gens te lisent ? Jamais je ne permettrai que ma fille se rende coupable d’une action aussi honteuse ! Tu ne te moqueras pas des écrivains professionnels comme cela !” Cela a été terrible. Si c’était ça le monde des lettres, alors je ne voulais surtout pas y mettre les pieds ! J’ai essayé de devenir autre chose, par exemple je voulais devenir marchande de fruits. Ou professeur d’anglais… Mais ni l’un ni l’autre n’ont duré bien longtemps. Par contre, j’ai continué à écrire, et finalement au milieu de la vingtaine j’ai dû me rendre à l’évidence que c’était la seule chose que je savais faire, et je me suis décidée à en faire mon métier pour de bon.
Cela fait écho à une scène de Dans la barque de Dieu, quand M. Momoi, le mari de Yôko, lui inculque l’idée qu’une musicienne professionnelle ne joue pas du piano gratuitement pour faire plaisir à ses amis… Vous n’êtes pas seulement romancière, vous êtes également traductrice. Pour un écrivain, y a-t-il des choses que l’ont ne peut pas dire dans sa langue, qu’on ne peut dire que dans une langue étrangère ?
E. K. : En fait, j’essaie de trouver un langage nouveau, je choisis mes phrases avec minutie, je cherche une langue qui serait une langue d’étrangers qui parleraient japonais, et comme dans mon esprit la notion “d’étranger” se confond avec la langue anglaise, parce que je n’en connais pas d’autre, j’ai l’impression que cela donne à mon écriture une coloration anglophone.
Pourtant, vos nombreux lecteurs se retrouvent bien dans votre écriture…
E. K. : Parce que les émotions et les sentiments dont je parle baignent dans une température et un climat parfaitement japonais, je pense. C’est précisément pour cela que je n’ai pas envie de me contenter d’un langage qui dirait au lecteur “vous voyez de quoi je veux parler”, “vous me comprenez, n’est-ce pas ?”. Au contraire, pour parler de nuances et de détails subtils que l’on aperçoit pour la première fois, le langage le plus approprié est un langage inhabituel, différent de l’à-peu-près dont on se contente dans la vie de tous les jours.
De quoi partez-vous pour trouver vos idées ?
E. K. : Il m’arrive souvent d’écrire à partir d’un titre, c’est le titre qui provoque l’histoire. Par exemple cette nouvelle que j’ai écrite en 2002 : Oyogu no ni, anzen de mo tekisetsu de mo arimasen [Ni sûr ni approprié pour la baignade], c’était un panneau planté au bord d’une rivière aux États-Unis. Si cela avait été en japonais, il y aurait eu simplement écrit : “Baignade interdite”. Mais cette façon de ne pas interdire sous-entend que si vous vous baignez, c’est sous votre propre responsabilité, et par ricochet cela pose la question de la responsabilité sous un angle différent. La vie elle-même n’est pas un milieu sûr ni approprié pour s’y baigner…
Comment jugez-vous les tendances actuelles de la littérature japonaise ?
E. K. : Je ne m’en préoccupe absolument pas. Je ne surveille pas les critiques, et cela ne m’intéresse pas beaucoup.
C’était mieux avant ?
E. K. : Pour ne parler que du Japon, je pense que la littérature a tendance à se dévaluer. Sans doute à cause de la crise, les éditeurs se reposent trop sur les souhaits des lecteurs. Avant aussi, les lecteurs disaient qu’ils n’avaient pas envie de lire des livres compliqués ou trop longs, mais au moins, le jour où on avait envie de lire autre chose, il suffisait d’aller dans une librairie pour trouver un livre qui sortait de l’ordinaire. Ce livre ne se vendait peut-être pas beaucoup, mais il existait pour le lecteur qui le rechercherait un jour. Alors que maintenant, ni les éditeurs ni les libraires n’ont plus la capacité économique de le maintenir en stock. Alors, les étudiants d’aujourd’hui, même en Lettres, n’ont pas lu Tchekhov ni Tanizaki Junichirô, parfois. Et les éditeurs demandent aux auteurs une production de l’émotion, propre à émouvoir n’importe qui et facile à comprendre, c’est assez inquiétant.
Évidemment, cela n’empêche pas qu’apparaissent aussi depuis quelque temps des écrivains très intéressants, qui étaient impensables dans le passé, comme Furukawa Hideo ou Kawakami Mieko. Ils créent une littérature qui est de maintenant, qui ne se conçoit que dans notre époque et ça, c’est formidable.
L’un des thèmes les plus importants dans la littérature d’aujourd’hui est la question du “genre”. Les auteurs dont vous parlez sont symptomatiques de ce point de vue. Or, on peut dire que ce thème est également au centre de votre écriture, mais avec une position radicalement opposée à l’effacement des identités genrées. Au contraire, la nature essentiellement différente des personnages masculins et féminins dans vos romans est une donnée absolue.
E. K. : Vous avez parfaitement raison. Il est fort possible que l’on juge mes personnages comme “régressifs” par rapport aux tendances actuelles, d’ailleurs c’est peut-être pour ça que mes ventes baissent [rires]. Quoi qu’il en soit, je crois qu’on ne peut pas ignorer la question de l’identité. Le fait d’être une femme, non investie par la féminité, est nécessaire aujourd’hui. Et la même chose pour les hommes. C’est à dire qu’on peut inverser les genres, mais nier le genre comme axe de l’identité est quelque chose de très difficile à concevoir pour moi.
Est-ce que Yôko dans Dans la barque de Dieu, est proche de la femme parfaite ?
E. K. : Ah non, pas du tout ! De fait, en ce qui me concerne, la perfection m’importe peu, je ne cherche pas à écrire une femme idéale ou un homme idéal, j’essaie plutôt de peindre des individus intéressants, et d’ailleurs, un individu est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas parfait. Au contraire, ce qui est parfait manque d’intérêt : une famille idéale, un amour idéal, un monde idéal…
Dans la barque de Dieu, c’est l’histoire d’une femme, non pas qui ne se laisse pas apprivoiser, mais qui ne sait pas s’apprivoiser. Un personnage comme Yôko, qui déménage de ville en ville tous les ans ou presque est assez atypique dans la société japonaise.
E. K. : En effet, il ne doit pas y avoir grand monde qui vit comme cela !
Le lecteur est le dieu de l’écrivain, et l’écrivain est dans la barque de Dieu ?
E. K. : [rires] Je n’ai pas envie de penser comme cela, et je continuerai à écrire même si je n’avais pas de lecteurs. J’écoute très peu l’avis de mes lecteurs ! Je ne regarde pas les avis de lecteurs sur internet. Écrire d’une certaine façon pour qu’on pense ceci ou cela de moi, ça ne conduit nulle part.
Umberto Eco parle du lecteur idéal pour lequel chaque écrivain écrit…
E. K. : Oui, mais je ne dirais pas que l’auteur écrit “pour” un lecteur. Je préfère l’idée que j’écris pour le roman, pour ce roman qui n’est pas encore écrit, c’est pour lui que j’écris. Ceci dit, le lecteur fictif est bien là, je n’écris pas pour lui mais je m’efforce d’écrire avec suffisamment de rigueur pour ne pas provoquer son mépris.
Propos recueillis par
Jean-Louis Lacouronne
Référence
Dans la barque de Dieu,
de Ekuni Kaori, trad. par Patrick Honnoré,
éd. Philippe Picquier, 7,50 €