Au printemps, chaque année, Kawasaki accueille des milliers de personnes qui viennent honorer les attributs sexuels.
Au sanctuaire de Kanayama, une vingtaine de personnes sont réunies devant un autel où a été déposée une paire de phallus et de vagins moulés dans de la pâte de riz. Symbolisant la fertilité, ces attributs de notre intimité sont célébrés chaque année durant le Kanamara matsuri, une fête shintoïste qui attire plusieurs milliers de personnes près de la ville de Kawasaki, à une heure de Tôkyô. Mais pour sa 38e année, les gardiens du sanctuaire ont décidé de redonner un petit coup de spiritualité à la “fête du pénis” qui tendait à dériver vers d’autres sphères. Histoire des joies et déboires d’un matsuri (voir Zoom Japon n°52, juillet-août 2015) pas comme les autres.
Nakamura Hiroyuki fend une rangée d’hommes en costume cravate et se poste devant l’autel en purifiant l’air de son onusa, un bâton décoré de banderoles de papier blanc. Cheveux de jais replié en chignon sous sa coiffe de prêtre et robe blanche descendant jusqu’aux mollets, il est le jeune héritier du sanctuaire shintô et compte bien remettre un peu d’ordre dans son matsuri. “Ces dernières années, notre fête a pris des proportions inespérées”, commence-t-il. “Cependant, je pense qu’elle s’est éloignée de son esprit initial.” En cette veille de fête, le sanctuaire est désert. Il n’y a que les prêtres et les sponsors venus faire le point de la situation. Situé sur l’ancienne route du Tôkaidô ou route des seigneurs qui reliait Kyôto à Edo (voir Zoom Japon n°51, juin 2015), ce quartier de Kawasaki organisait à l’époque d’Edo un matsuri pour protéger des maladies sexuellement transmissibles, particulièrement répandues chez les filles de joie qui accompagnaient les seigneurs sur la route. Une histoire qui a inspiré quatre siècles plus tard le Kanamara matsuri, devenu célèbre pour ses trois lingams sortis le jour de la fête. “Il y a de plus en plus de gens qui trouvent bizarre le fait que notre sanctuaire de Kanayama promène des phallus dans la rue. Mais n’oublions pas que la fertilité est célébrée dans le monde depuis la nuit des temps. Le Japon a toujours mis beaucoup de sérieux dans la pratique de ces rituels. Par exemple, on a même dit qu’il y avait un “dieu des toilettes” pour apprendre aux enfants à bien nettoyer les latrines, ce qui laisse penser à l’étranger que les Japonais font des dieux de n’importe quoi”, raconte-t-il. Le fameux “dieu des toilettes” avait fait l’objet d’un tube et d’un clip à succès où une grand-mère apprenait à sa petite-fille que les WC aussi étaient gardées par un dieu. Et au Japon, tout ce qui concerne dieu doit être bien nettoyé et bien entretenu. “Notre sanctuaire célèbre les dieux de Kanayama, c’est tout ce dont nous devons nous rappeler pour faire un bon matsuri demain”, conclut le jeune prêtre dans un tonnerre d’applaudissements. Une légende du XVIIe siècle raconte qu’un démon était tombé amoureux d’une jeune vierge. Il s’introduisit dans son vagin et castra son époux le jour de ses noces. La jeune fille demanda de l’aide à un forgeron qui confectionna un pénis en fer pour casser les dents du démon. Depuis, le pénis en fer est devenu une relique et on a érigé un sanctuaire en l’honneur de Hikonokami et Himenokami, les dieux shintô du Kanayama toujours honorés pour la fertilité et la guérison des maux du bas-ventre.
Le lendemain, la cérémonie commence par le feu. Des centaines d’ex-voto sont brûlés dans le sanctuaire-forge. Le crépitement du feu, le bruit du souffleur qui attise les flammes et les prières récitées en boucle par les prêtres donne au lieu une atmosphère parfaitement sereine. A l’extérieur, on trouve une foule hétéroclite où se mélangent toutes les nationalités et tous les âges, dans des tenues allant du cosplay au salaryman, sans oublier la sucette-zizi, le nez ou la barrette en forme de phallus. Des couples se prennent en photo dans des pauses obscènes autour d’un lingam de fer planté dans le sol, tandis que d’autres accrochent avec ferveur leur petit ex-voto qui passera l’épreuve du feu dans un an.
On peut y lire des messages comme “Priez pour que mon bébé naisse en bonne santé” ou “Priez pour que je puisse baiser encore longtemps”, avec des dessins plus ou moins expressifs. Takizawa Tetsuo et Yuki sont, quant à eux, venus pour le business. Ils tiennent une entreprise LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) et viennent chaque année prier pour le bon développement de leurs affaires. “Nous sommes dans la profession des Female to Male, vous connaissez ? Nous faisons des prothèses et apportons conseil et réconfort”, explique Tetsuo tandis que l’onusa d’une prêtresse le purifie. Business rose, bonne harmonie entre les couples, désir d’enfants, problèmes sexuels, le sanctuaire perpétue la tradition en prodiguant des rituels de purification accessibles à tous. Le printemps est une saison idéale pour un renouveau.
Sous les cerisiers en fleurs battus par une pluie fine, “Elizabeth”, un phallus en plastique rose de presque deux mètres ceinturé par des banderoles de papier sacré, trône au milieu de la foule surexcitée. La veille, pendant le traditionnel pot de saké, un débat passionné a animé les organisateurs pour savoir où serait placée “Elizabeth” dans le cortège. Véritable star du matsuri, “Elizabeth” était traditionnellement arrimée à un mikoshi, un palanquin porté par une troupe bigarrée de travestis, homosexuels ou excentriques coiffés de perruques blondes et vêtus de tabliers roses. Cette année, le salaryman quinquagénaire qui organisait chaque année cette procession avec ses amis a été reconnu sur les réseaux sociaux par ses supérieurs et a préféré ne pas participer, ce qui a engendré le désistement de tous les autres.
Dans le bureau du sanctuaire qui sert de boutique pendant le matsuri, Nakamura Kimiko est occupée à sortir ex-votos et autres porte-bonheur des cartons. “De nos jours, avec Internet, il est très difficile de garder sa vie privée à l’abri des regards”, dit-elle d’une voix douce Doyenne du sanctuaire, elle conduit d’une main de fer les affaires et collecte des fonds pour la lutte contre le sida. “C’est mon défunt époux qui a eu l’idée de faire un matsuri où tout le monde peut participer”, sourit-elle. “D’une centaine de personnes, nous sommes passés à des milliers. Mais cette fête doit rester une démonstration spirituelle. C’est pour cela que nous avons interdit cette année les “performances” sur les phallus que nous avons jugées sans rapport avec le matsuri. Mais nous invitons tous les étrangers à porter le mikoshi. C’est une expérience unique”, ajoute-t-elle.
Vieille de plusieurs siècles, la tradition du portage du mikoshi consiste à transférer une divinité sur un palanquin et à le promener pour apporter sa bénédiction sur tout le quartier. Les porteurs sont dès lors directement connectés aux dieux, qui sont dans le cas du Kanamara, représentés par trois phallus, en bois, en fer et en plastique. “Si vous voulez porter le mikoshi, il faut emprunter un happi !” explique Ishiwata Kazushi en montrant sa veste de kimono court avec l’insigne du quartier. Cheveux permanentés et verres fumés, ce chef d’une organisation religieuse très présente à Kawasaki organise chaque année le portage du mikoshi de Kanamara.