Pour la première fois, la célèbre poupée est exposée en France. L’occasion de découvrir un véritable phénomène.
Ala fin des années 1960, au moment où le Japon se hissait parmi les puissances économiques de la planète, deux héros pour les enfants faisaient leur apparition à une année de différence : Ultraman (voir Zoom Japon, numéro 60) en 1966 et Licca-chan un an plus tard. Tandis que les garçons jouaient à se métamorphoser en ce super-héros protecteur de la terre, les filles s’évadaient dans un monde de rêves grâce à cette petite poupée qu’elles habillaient de façon moderne. Licca-chan s’apprête à souffler ses 50 bougies. L’occasion de nous demander comment cette héroïne made in Japan est née et a traversé le temps.
D’abord utilisée pour des pratiques rituelles, la poupée, en tant que jouet pour enfants, est apparue sous l’ère Heian (environ 794-1192). La dame de cour Murasaki Shikibu a décrit, dans sa célèbre œuvre Le dit de Genji (Genji monogatari), des filles de familles aristocrates jouant avec des poupées en reproduisant leur quotidien. Il faut cependant attendre l’ère Edo (1603-1868) pour que ce jouet se démocratise à l’ensemble de la population. Les premières poupées d’apparence occidentale sont commercialisées à la fin du XIXe siècle. Au début de l’ère Taishô (1912-1926), la kokeshi, poupée en bois originaire du nord du Japon, voit sa popularité auprès des enfants décliner après l’installation de la première usine de jouets en celluloïd. En 1927, en signe d’amitié et afin de détendre les rapports politiques entre le Japon et les États-Unis, le missionnaire américain Sidney Lewis Gulick envoie 12 700 poupées appelées “poupées aux yeux bleus” aux enfants japonais. Dans le même temps, le Japon devient le premier pays exportateur de jouets en celluloïd. La production est ralentie lors de la Seconde Guerre mondiale, puis reprend à la fin du conflit surtout pour l’exportation vers le marché américain. Pendant les années 1950, le celluloïd cède progressivement sa place au plastique. C’est Miruku nomi ningyô (bébé buvant son lait) qui, en 1954, a été le premier succès d’une poupée plastique fabriquée en série dans l’archipel. En 1958, le Japon connaît un véritable phénomène avec Dakko-chan, une poupée gonflable de couleur noire que l’on accroche à son bras. Elle est fabriquée par Takara, ancien nom de Takara Tomy. Un an plus tard, la société Mattel lance sa fameuse Barbie aux États-Unis. À l’époque, la fabrication de cette future vedette mondiale est assurée au Japon, car le coût de la main-d’œuvre y était avantageux pour cette entreprise américaine. Il faut attendre néanmoins 1962 pour que la poupée Barbie soit commercialisée au Japon, mais elle est jugée trop agressive par les enfants japonais. Elle ne rencontre pas le succès escompté. Pendant ce temps, la société Takara cherche un nouveau produit après la vague de Dakko-chan. Elle a l’idée de créer une « maison de poupée » sous la forme d’un coffret portatif. Mais après quelques tentatives, elle comprend que la Barbie de 30cm est trop grande pour s’adapter à la dimension des maisons japonaises typiques. Il fallait créer une poupée de taille raisonnable pour qu’une petite fille japonaise puisse la transporter partout. C’est ainsi que la première génération de Licca-chan apparaît en 1967. Elle mesure 21cm et son allure douce est inspirée des shôjo manga, manga pour filles, imaginés par la célèbre mangaka Maki Miyako, épouse du non moins fameux Matsumoto Leiji.
Cette nouvelle poupée a tout de suite conquis le cœur des petites filles japonaises. Son succès est aussi lié à sa maison portative, la Dream house (maison des rêves). Elle a bouleversé le rapport au jouet dans la mesure où les filles n’ont plus cherché à reproduire leur quotidien en imitant leur mère. Elles ont projeté leur idéal dans cette poupée aux cheveux bouclés, habillée avec une jolie robe courte à la mode. Le monde de Licca-chan a laissé entrevoir ce que pourrait être la femme moderne. Les parents l’ont facilement adoptée, car ils entretenaient un vif espoir pour la modernisation du pays alors en plein essor économique. A la même époque, Mattel délocalise la fabrication de Barbie vers l’Asie du Sud-Est pour des raisons de coûts de production. Les employés retrouvent un emploi chez Takara et participent au développement de Licca-chan. En 1969, elle devient numéro un dans l’archipel.
Le secret de son succès ne s’arrête pas là. Takara s’est inspiré de la popularité phénoménale d’Ultraman et des kaijû zukan, ces annuaires répertoriant les monstres ennemis, très lus par les enfants, pour donner une identité au personnage et construire son histoire. Désormais, Licca-chan devient une éternelle écolière de 11 ans. Son vrai nom est Kayama Licca. C’est une fille très gaie, un peu étourdie, qui souhaite devenir styliste comme sa mère Orie mariée avec Pierre, un musicien français. Cette idée a entraîné une nouvelle dimension commerciale. Tout son univers s’est transformé. L’héroïne a des parents, des frères et sœurs, et des amis sous forme de poupées. Takara s’impose totalement. Satô Yasuta, son fondateur, a saisi les différences entre l’éducation des enfants japonais et celle des petits Américains. “J’ai fait une présentation de Licca-chan à la société Mattel pour la commercialiser aux États-Unis. Quand j’ai montré les poupées de la maman et du papa de Licca-chan, les membres du comité d’administration se sont mis à rire aux éclats. Selon eux, pour les parents américains, les enfants doivent grandir et devenir un adulte indépendant au plus vite. Leurs enfants jouent avec des poupées en créant entre eux un monde d’adultes. Selon eux, le concept de Licca-chan les aurait empêchés de grandir…”, a-t-il raconté dans son livre Jinsei gêmu [Le jeu de la vie, 2013, inédit en français]. En effet, “l’indépendance” n’est pas un rêve de Japonais. Dans la culture nippone, l’innocence d’un enfant est une vertu, laquelle se retrouve dans le terme kawaii (mignon). Une notion qui n’a aucun écho aux États-Unis où une “sexy” Barbie domine les débats.
Licca-chan se passe de mère en fille depuis trois générations. Le “désir de rester kawaii” est devenu un phénomène social. Cela ne l’empêche pas de s’adapter aux modes du moment. Dans les années 1970, elle incarne l’hôtesse de l’air. Dix ans plus tard, on la retrouve derrière le comptoir d’un McDonald’s. Pour ses quarante ans, elle poste sur Internet des photos d’elle en voyage autour du monde. L’année dernière, Takara Tomy a donné naissance à une Licca-chan un peu moins “rose” et plus chic conçue pour les “femmes adultes”. En attendant son cinquantième anniversaire qui sera grandement fêté au Japon, Licca-chan est officiellement présentée en France pour la première fois, dans le pays d’origine de son père. Une courte exposition organisée en décembre 2016 par la Japan Toy culture Foundation permettra au public de découvrir cette icône kawaii d’hier et d’aujourd’hui. Est-ce que Licca-chan sera aussi appréciée en France ? “Entre ces deux pays, il existe une relation culturelle très forte. Il doit y avoir une esthétique commune. Il se peut que le kawaii en fasse partie. J’espère voir un jour Licca-chan dans les mains des enfants français”, explique Satô Toyohiko, directeur de la fondation. À travers les différentes poupées exposées à la Maison de la culture du Japon à Paris, vous pourrez voir l’évolution de l’image de la femme japonaise offerte aux petites filles japonaises.
Koga Ritsuko
Infos pratiques
Licca – Symbol of Kawaii Du 6 au 17 décembre.
Du mardi au samedi de 12h à 20h. Entrée libre.
Maison de la culture du Japon à Paris – RDC
101 bis, quai Branly 75015 Paris. http://mcjp.fr