Les valeurs familiales constituent l’un des principaux chevaux de bataille de la Nippon Kaigi.
Pour la Nippon Kaigi, qui milite depuis longtemps en faveur d’une révision constitutionnelle, le temps est venu de passer à l’action. Le Parti libéral-démocrate est dirigé par le Premier ministre Abe Shinzô qui est un des proches de l’organisation. Il détient avec ses principaux alliés les deux tiers des sièges au Parlement. Les conditions nécessaires sont ainsi réunies pour lancer un référendum qui aboutirait à la révision de la Constitution. Momochi Akira, chercheur à l’université Nihon et un des idéologues de la Nippon Kaigi, a récemment déclaré que “c’est une occasion à ne jamais manquer.” Dans le collimateur des partisans de cette réforme figure l’article 9 de la Constitution (voir pp. 10 et 11), le texte symbolique du pacifisme d’après-guerre, mais aussi l’article 24 portant sur le mariage.
En effet, la Nippon Kaigi milite déjà depuis plusieurs années pour réformer ce texte encadrant le mariage, qui repose uniquement sur “le consentement mutuel des deux époux” et dont le maintien est assuré “sur la base de l’égalité des droits du mari et de la femme.” Le texte est devenu l’une des cibles privilégiées de l’organisation qui multiplie les conférences et les réunions en faveur de sa modification. “C’est un choix stratégique pour profiter de la situation actuelle”, analyse Sugano Tamotsu, auteur de Nippon Kaigi no kenkyû [Etude sur la Nippon Kaigi, édition Fusôsha, inédit en français], à l’origine du regain d’intérêt que le groupe nationaliste a suscité l’année dernière. “Ils savent que la réforme de l’article 9 se heurterait à une opposition puissante, alors que ce ne sera pas le cas pour l’article 24”, analyse-t-il.
Il est pourtant difficile de saisir la vision exacte que cette organisation a de la famille. Echaudés par l’intérêt des médias à leur encontre, les membres de la Nippon Kaigi se montrent très réticents à répondre aux sollicitations des journalistes. Contacté, Momochi Akira peste : “Moi, je suis las de cette tempête d’articles calomnieux et infondés. Quand est-ce que vous en finirez ? En tout cas je suis trop pris pour répondre à votre demande d’interview.” Or, dans un article paru l’an dernier, il était beaucoup plus loquace. “Les Japonais avaient du respect pour la valeur de la famille, de l’histoire et de la tradition. Cela était le fondement de la morale dans notre société. La Constitution actuelle n’en parle même pas”, déplorait-il.
Dans un mémoire cité par l’Asahi Shimbun, le second quotidien du pays, Itô Tetsuo, un autre idéologue de la Nippon Kaigi, écrivait : “Dans la société d’après-guerre, les valeurs extrêmes, s’appuyant sur l’article 24 de la Constitution, comme l’individualisme et l’égalité homme-femme sévissent.” Dans un DVD conçu pour relayer sa position sur le sujet, l’organisation cite la famille du manga Sazae san – trois générations vivant sous le même toit, les femmes au foyer et les hommes au travail – comme le modèle à suivre. Une vision anachronique et éloignée de la réalité. En 2015, seuls 6,5 % des foyers japonais sont des familles à trois générations et une Japonaise sur deux travaillent. Pour défendre son approche, la Nippon Kaigi multiplie les attaques contre les partis progressistes qui militent pour permettre aux femmes de garder leur nom de famille après le mariage. Dans l’état actuel, cela n’est pourtant pas interdit – il suffit qu’un des deux époux change de nom – mais l’écrasante majorité des Japonaises choisissent le nom du mari en raison des pressions sociales. Dans l’archipel, l’usage des double-noms et des noms d’usage n’est pas répandu.
“Beaucoup de Japonais estiment encore que le mariage consiste à intégrer la femme dans la famille du mari”, s’indigne Okano Yayo, professeur à l’Université Doshisha et spécialiste du féminisme. “Si une femme veut garder son nom de famille, personne ne comprendra ce choix. On est tellement habitué de voir les femmes changer leur nom”, poursuit-elle. Une vraie question d’identité, surtout pour celles qui travaillent. “Moi qui suis chercheuse, je veux absolument garder mon nom de famille, d’autant que j’ai déjà publié des livres sous ce nom. Ce serait aberrant et incohérent si je devais en changer”, martèle-t-elle. “Il faut donc des lois pour faire en sorte que les femmes puissent choisir si elles veulent ou non conserver leur nom.”
Un scénario que la Nippon Kaigi veut absolument éviter. “Si on légalise une telle mesure, des enfants et des parents auront des noms différents et cela va affaiblir le lien familial”, estime Muranushi Masato, porte-parole du groupe. Surtout, un enfant ayant un nom différent de ses parents “ne pourra pas se retrouver dans la lignée familiale qui le relie à ses grands-parents et ses parents”, argumente par ailleurs un livret de la Nippon Kaigi datant de 2010. “En Suède où les couples peuvent avoir des noms différents en toute légalité, le nombre de divorce a augmenté et plus de la moitié des couples préfère l’union hors mariage. En conséquence, presque un enfant sur deux naît hors mariage. Ils font ainsi face à la tragédie de la destruction de la famille”, poursuivent les auteurs de ce document.
Toutes ces informations laissent envisager que, si la réforme constitutionnelle voulue par l’organisation se réalise, c’est un texte défendant sa vision de la famille qui serait sans doute mis en œuvre. “La Nippon Kaigi glorifie l’idée selon laquelle il faudrait se soumettre à l’autorité patriarcale. Ses membres militent pour que cette idée s’enracine dans la société et ce par la réforme constitutionnelle”, s’alarme Okano Yayo.
Il n’y a pas que les féministes qui s’irritent du concept familial de la Nihon Kaigi. Dans leur dogme sur la famille censé être traditionnel, les chercheurs trouvent des éléments qui ne collent pas à la réalité historique. “Déjà, la majorité des Japonais n’avaient pas de nom de famille avant l’époque d’Edo (1603-1868)”, tranche Ochiai, Emiko, historienne à l’université de Kyôto. “C’est seulement vers le XIXe siècle que les familles que l’on considère aujourd’hui comme traditionnelles sont devenues majoritaires”, ajoute-t-elle. “Il faut souligner que le taux de divorce était élevé à l’époque d’Edo et que le remariage n’était pas un tabou. Traditionnellement, la flexibilité garantie par le divorce et le remariage constituait une partie du système familial japonais.” Force est de constater qu’à l’époque, l’homosexualité – sujet qui ne figurait même pas dans les thématiques de la Nippon Kaigi – n’était pas non plus un tabou. “On peut dire que la diversité sexuelle avait sa place dans la tradition nippone. L’amour entre hommes était présent dans la société jusqu’à la guerre russo-japonaise (1904-1905), avant de devenir progressivement marginal en raison de l’influence occidentale”, poursuit-elle.
Alors, pourquoi la Nihon Kaigi s’attache-t-elle tant à cette idée qui n’est même pas “traditionnelle” comme ses membres le prétendent ? “C’est normal, ils se fichent de la vérité historique”, affirme Sugano Tamotsu. “Leur but n’est pas de rétablir les anciennes valeurs sur la famille, mais de supprimer le féminisme”, assure-t-il une cigarette au bec. En effet, le groupe, hostile à l’idée de l’interruption de grossesse en raison de son origine religieuse, a essuyé un revers cinglant face aux féministes sur le sujet. “Les vétérans de la Nippon Kaigi gardent encore l’amertume de cette défaite. Dans ce sens, le féminisme est leur ennemi de toujours et c’est pour cela qu’ils se battent contre lui”, poursuit-il. “Ils croient sérieusement que le Japon est dominé par les idées de gauche y compris le féminisme, et ils se pensent comme des résistants face cette “dictature””, ironise l’auteur.
Quarante ans plus tard, l’heure de la revanche est venue pour la Nippon Kaigi. Abe Shinzô, proche du groupe qui est intervenu à plusieurs reprises dans leurs conférences, est plus motivé que jamais pour une révision constitutionnelle. L’agenda de la commission sur la Constitution pour l’année 2017 n’est pas encore publié, mais tout le monde sait que la tempête n’est pas loin de souffler.
Yagishita Yûta