Le lendemain, nous partons vers l’île de Hahajima, à 50 km au sud de Chichijima. Peuplée de 450 âmes, elle offre les mêmes circuits que Chichijima, mais dans un cadre encore plus sauvage. Cette île aux terres fertiles a accueilli les premiers colons japonais arrivés au début du XIXe siècle pour se lancer dans la culture de la canne à sucre. Komatsu Hiroko, une cultivatrice descendante des premiers colons japonais, est née en 1944 et a vécu en exil sur l’île principale de Honshû avec ses parents. “Ils ont été chassés de Hahajima par la guerre et ils n’ont pu y revenir qu’en 1968. Car quand l’île est passée sous contrôle américain en 1945, aucun Japonais n’a été autorisé à y revenir”, confie-t-elle en cueillant les fruits de son verger. Fujitani Akinori lui fait partie des nouveaux habitants de l’île. Il est venu de sa préfecture natale d’Aichi, à l’ouest de Tôkyô, il y a 20 ans. Teint basané et mains robustes, cet agriculteur a hérité d’un champ avec une vue imprenable sur l’océan. “J’entends même le jet des baleines !” s’exclame-t-il. Un seul inconvénient : deux canons de la dernière guerre plantés au beau milieu de son champ de pâquerettes. “Mes amis viennent prendre des photos, mais c’est très dérangeant d’avoir ces ruines de guerre chez soi”, dit-il mi-souriant. Avec son épouse, il cultive de succulents fruits de la passion et les fameuses tomates cerise de Hahajima qui font la joie des touristes. A quelques minutes à pied du port, on peut aussi visiter la distillerie de rhum de Hahajima qui produit 4 000 bouteilles par an. De nos jours, le “Bonin rhum” qui jadis enivrait les pirates et matelots a du mal à concurrencer le shôchû, cet alcool de patate douce ou de blé qu’affectionnent les Japonais. Mais il continue de faire partie de l’histoire d’Ogasawara. “Goûtez-moi ce rhum de 25 ans d’âge !” lance M. Orita. Des parfums capiteux envahissent l’air du soir. Sous l’arbre étrangleur qui fait face au port, les îliens se réunissent après le travail. Pêcheurs, agriculteurs ou fonctionnaires comme Kadowaki Osamu qui travaille à la coopérative agricole de Hahajima. Cet homme originaire de Tôkyô en a eu marre un jour de ses trois heures de train journalières et a démissionné pour venir s’installer ici. “La convivialité et la qualité de vie ici valent plus que tout le confort du monde”, assure-t-il avec un grand sourire.
Pour la dernière journée à Ogasawara, nous partons en croisière à 130 km à l’ouest de Chichijima pour observer une nouvelle île surgie du fond des mers. En 2013, Nishinoshima, ou île de l’ouest, a fait la une des médias du monde entier et continue de fasciner par son évolution. “L’éruption du volcan sous-marin en 2013 a créé un îlot à l’est de l’île originale de Nishinoshima, elle-même née d’une éruption en 1973. Cet îlot a tellement grandi qu’il ne forme plus qu’une seule terre avec Nishinoshima”, raconte Kawakami Kazuto, un ornithologiste de l’Institut de recherche forestière. Des touristes et des familles se sont réunis sur le pont. Le ciel et la mer se confondent. Puis apparaît enfin la forme conique et fumante de Nishinoshima, survolé par ces uniques habitants, des oiseaux katsuodori (fou de Bassan) noirs et blancs. De retour à Chichijima, nous passons la dernière soirée au comptoir du bar Yankee Town, dans l’ancien quartier des Obeikei. Son propriétaire Rance Ohira Washington, de la cinquième génération, ne tarit pas d’histoires concernant l’île, les pirates, les vieilles cartes et les trésors. “Je suis sûr qu’il y a un trésor caché quelque part chez ma grand-mère ! On y a retrouvé des pièces d’or de 1831”, dit-il. Habillé d’un treillis, yeux perçants et bridés, il est revenu des Etats-Unis en quête de son identité. “Le Japon n’enseigne pas notre histoire et nous avons un véritable rôle de transmission envers nos enfants”, dit-il. Ile du bout du monde, Ogasawara donne pourtant l’impression d’être un port ouvert sur tous les continents, à mi-chemin entre l’Asie, l’Océanie et l’Amérique. Le lendemain, l’Ogasawara maru quitte le port de Chichijima au son du tambour japonais wadaiko et des danses hawaïennes. Tout le village est présent, faisant des grands signes de la main aux passagers amassés sur le pont, la larme à l’œil. Des dizaines de bateaux de plaisance viennent compléter cet au-revoir digne d’un film en nous escortant avec leurs mouchoirs en criant : “A bientôt !”. Les pétales de nos hibiscus rouges offerts par les îliens s’envolent et flottent sur la mer comme pour nous rappeler de retrouver rapidement le chemin du retour vers les merveilleuses îles d’Ogasawara.
Alissa Descotes-Toyosaki